Les Peintres au charbon



Extrait :

Qu'est-ce qu'on fait ? On fait de l'art avec nos vies. Y'a rien de meilleur. Personne nous dit ce qu'on doit peindre. On est nos propres chefs. Mais ce qu'on peint, ça compte sûrement aussi. Oui. Et qu'est-ce qu'on peint ? Des moments. On peint ces petits moments, ces moments minuscules qui sont pleins de vie. Des moments de la vie qui passe. Des petites choses qu'on garde au coin de l'œil. Les choses que personne d'autre ne peindra. Des moments. La vie, c'est ça, en fait. Les grandes choses arrivent très rarement - la vie c'est tous ces trucs, ces petites choses qui sont immédiatement perdues, si quelqu'un ne les retient pas pour nous. Vivre, voilà ce que c'est, voilà ce qu'on peint ; la lumière qui descend - la magie d'être vivant - et personne d'autre ne le fera. Si on s'attaque pas à ça, alors ça disparaît. C'est comme chez Marx, le matin à la mine, l'après-midi à la piscine, et le soir tu le consacres à l'art. C'est comme ça que ça devrait être. C'est comme ça que les chansons folks ont été écrites et nos cathédrales édifiées. Et ce qu'on a accompli, on l'a accompli ensemble. Il s'agit pas de ce que tu fais, Oliver, ou de ce que moi je fais, il s'agit pas de Jimmy non plus, il s'agit pas de dire à quel point on a réussi ou pas, le truc c'est qu'on a fait tout ça ensemble, en groupe. La valeur de l'art n'est pas dans un seul morceau - tu regardes pas un coin de La Joconde pour en saisir le sens - la valeur de l'art est dans le « tout ». C'est l'ensemble, c'est ça qu'on a fait. Et personne nous a demandé de peindre, personne nous a payé pour ça. C'est nous. C'est nos vies. Rien à foutre si on n'est pas à la mode - qu'est-ce qu'on en a à battre des critiques ? Parce qu'on fait pas ça pour quelqu'un d'autre, on fait ça pour nous, et c'est même plus que ça, on fait ça pour toutes ces vies dans l'ombre, qui n'ont jamais eu une chance de s'exprimer. Pour ces milliers de p'tits gars de la mine qui n'ont pas reçu d'éducation, tous ces mecs qui se sont brisé l'échine, avec leurs grandes mains foutues - ces gens qui ont tout juste la force de rentrer chez eux, tu peux oublier l'art quand t'en es là. On fait ça pour toutes ces vies non enregistrées. Toute cette créativité étouffée. C'est pour ça qu'on devrait être fiers et c'est ce qu'il faut continuer à faire ; faire de l'art avec nos vies parce qu'on est vivants, ici et maintenant. Pause. Fin de la leçon...

Lee Hall - Éditions de l'Arche

Promenades dans Rome



Extrait :

Au milieu du onzième groupe, Jésus-Christ est représenté au moment où il prononce la sentence affreuse qui condamne tant de millions d'hommes à des supplices éternels. Jésus-Christ n'a point la beauté sublime d'un Dieu, ni même la physionomie impassible d'un juge ; c'est un homme haineux qui a le plaisir de condamner ses ennemis. À gauche et au bas du tableau, le premier groupe représente les morts que la trompette terrible réveille dans la poussière du tombeau. Des pécheurs tremblants qui se rapprochent de Jésus-Christ forment le second groupe. On distingue une figure qui tend une main secourable à un malheureux. Le troisième groupe à la droite du Christ est composé de femmes dont le salut est assuré. Des anges portent les instruments de la passion, et forment les quatrième et cinquième groupes. Le sixième représente des hommes sûrs de leur salut... Le septième groupe suffirait seul pour graver à jamais le souvenir de Michel-Ange dans la mémoire du spectateur qui sait voir. Jamais aucun peintre n'a rien fait de semblable, et jamais il ne fut de spectacle plus horrible. Ce sont les malheureux condamnés entraînés au supplice par les démons. Michel-Ange a traduit en peinture les affreuses images que l'éloquence brûlante de Savonarole avait jadis gravées dans son âme... Un des damnés semble avoir voulu s'échapper. Deux démons l'entraînent en enfer, et il est tourmenté par un énorme serpent ; il se tient la tête... C'est ordinairement par cette figure de damné que les voyageurs commencent à comprendre le Jugement dernier. Le corps humain, présenté sous les raccourcis et dans les positions les plus étranges, est là pour l'éternel désespoir des peintres. Par un mélange étrange du sacré et du profane, que l'autorité de Dante a maintenu longtemps en Italie contre les attaques des convenances, Michel-Ange a supposé que les damnés, pour arriver en enfer, doivent passer par la barque de Caron. Nous assistons au débarquement ; Caron, les yeux embrasés de colère, les pousse hors de sa barque à coups d'aviron. La caverne qui est à gauche de la barque de Caron représente le Purgatoire, qui au jour du jugement dernier reste vide. La plus vive terreur glace tout ce qui environne Jésus-Christ ; la Madone détourne la tête en frissonnant. Au-dessous du Christ, saint Barthélemy lui montre le couteau avec lequel il fut écorché ; saint Laurent se couvre de la grille sur laquelle il expira. Des onze scènes de ce grand drame, trois seulement se passent sur la terre ; les huit autres ont lieu sur des nuées plus ou moins rapprochées de l'œil du spectateur. Le jugement dernier n'est qu'une affaire de cérémonie ; il n'est jugement imprévu que pour les gens qui viennent de mourir, à cause de la fin du monde. Tous les autres pécheurs savent déjà leur sort et ne peuvent s'en étonner. Comme les grands artistes en formant leur idéal suppriment certains ordres de détails, les artistes ouvriers les accusent de ne pas voir ces détails. Un ouvrage d'art n'est qu'un beau mensonge...

Stendhal - Éditions Gallimard

Vivre sans vendre



Extrait :

Vingt ans avant la révolution de mai, on pouvait lire, sous la plume d'un économiste libéral, les propos suivants : « Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont ni imprégnés ni animés de l'esprit de gain et de la recherche du plus grand gain. Lorsque le haut fonctionnaire, le magistrat, l'artiste, le savant sont dominés par cet esprit, la société croule et toute forme d'économie est menacée ». L'existence de l'œuvre d'art en tant que marchandise, le rôle prédominant assumé par le marché dans l'organisation de la vie artistique, l'assujettissement des artistes aux contraintes inhérentes à la logique de l'économie, ne pouvaient pas ne pas être contestés de façon infiniment plus radicale par les révolutionnaires de mai 1968. Les contempteurs de la société capitaliste, de la société de consommation, auraient-ils pu manquer cette pertinente occasion de souligner l'empiètement des monopoles financiers sur l'activité créatrice et de dénoncer l'hypocrisie d'une idéologie qui sacralise l'art, glorifie les artistes et représente la relation de l'amateur à l'œuvre d'art comme amour pur et désintéressé, dissimulant ainsi les combinaisons mercantiles dont les œuvres d'art font l'objet ? La haute dignité reconnue à l'art par notre société constitue l'endroit d'un système dont l'envers est la commercialisation de l'art : on le savait déjà. La résignation l'emportait néanmoins, chez beaucoup, sur la révolte, et aussi la constatation pessimiste qu'il n'existe pas d'exemple d'une organisation excluant toute forme de contrainte et assurant à l'artiste créateur la liberté dans la sécurité. Les révolutionnaires de l'École des Beaux-Arts et des différents comités artistiques ont mis systématiquement en question ce qui, sans aller de soi, était communément admis : le statut économique de l'œuvre d'art, le système du marché, la condition ambiguë de l'artiste, à la fois créateur d'un objet esthétique et producteur d'une marchandise à vendre... Le commerce de l'art et la spéculation sur l'œuvre faite ont existé dans toutes les sociétés où la création artistique et la clientèle de l'art se sont individualisées, où l'art ne répondant plus, comme dans les sociétés primitives, à un besoin du groupe dans son ensemble, est devenu la propriété, le moyen de jouissance, voire l'instrument de puissance d'une minorité. L'influence exercée par le négoce de l'art sur la condition de l'artiste varie cependant selon le système d'organisation de la vie artistique, lequel ne saurait, pour être compris, être dissocié du tout social qui le rend possible. C'est au XIXe siècle, et en France, que le marché de la peinture a pris le relais du système académique pour assurer la diffusion de l'art, la reconnaissance des œuvres et les moyens d'existence de l'artiste...

Raymonde Moulin - Éditions Flammarion

La musique et l'ineffable



Extrait :

La musique agit sur l'homme, sur le système nerveux de l'homme et même sur ses fonctions vitales : Liszt avait écrit, pour voix et piano : Die Macht der Musik. N'est-ce pas un hommage que la musique rend elle-même à son propre pouvoir ? Ce pouvoir, que les couleurs et les poèmes possèdent parfois indirectement, est dans le cas de la musique particulièrement immédiat, drastique et indiscret : « elle pénètre à l'intérieur de l'âme », dit Platon, « et s'empare d'elle de la façon la plus énergique », et Schopenhauer sur ce point fait écho à Platon. Par une irruption massive la musique s'installe dans notre intimité et semble y élire domicile : l'homme que cette intruse habite et possède, l'homme ravi à soi n'est plus lui-même ; il est tout entier corde vibrante et tuyau sonore, il frissonne follement sous l'archet ou les doigts de l'instrumentiste ; et comme Apollon remplit la poitrine de la Pythie, ainsi la puissante voix de l'orgue, ainsi les doux accents de la harpe prennent possession de l'auditeur. Cette opération irrationnelle et même inavouable s'accomplit en marge de la vérité : aussi tient-elle plus de la magie que de la science démonstrative ; celui qui veut non point nous convaincre par des raisons, mais nous persuader par des chansons, met en œuvre un art passionnel d'agréer, c'est-à-dire de subjuguer en suggérant, et d'asservir l'auditeur par la puissance frauduleuse et charlatane de la mélodie, de l'ébranler par les prestiges de l'harmonie et par la fascination des rythmes : il s'adresse pour cela non pas à la partie logistique et rectrice de l'esprit, mais à l'existant psychosomatique dans son ensemble ; si le discours mathématique est une pensée qui veut se faire comprendre d'une autre pensée en lui devenant transparente, la modulation musicale est un acte qui prétend influencer un être ; et par influence il faut entendre, comme en astrologie ou en sorcellerie, causalité clandestine, manœuvres illégales et pratiques noires. Solon le législateur est un sage, mais Orphée l'enchanteur est un mage. Une vocalise n'est pas une raison, un parfum n'est pas un argument. Aussi l'homme parvenu à l'âge de raison s'insurge-t-il contre cette captation indue d'assentiment, il ne veut plus céder à l'enchantement, c'est-à-dire aller là où les chants l'induisent ; l'induction enchanteresse devient pour lui séduction, et par conséquent tromperie ; l'homme adulte refuse d'être captivé, et il résiste aux croyances que l'aulétique lui suggère. La femme qui persuade par le seul parfum de sa présence, c'est-à-dire par l'exhalaison magique de son être, la nuit qui nous envoûte, la musique qui obtient notre adhésion par le seul charme d'un trille ou d'un arpège seront désormais l'objet d'une profonde méfiance... La musique, fantasme sonore, est la plus vaine des apparences, et l'apparence, qui sans force probante ni déterminisme intelligible persuade sa dupe éblouie, est en quelque sorte l'objectivation de notre faiblesse...

Vladimir Jankélévitch - Éditions du Seuil

Alors, vite ! Christian Bouillé

Extrait :

C’est la nuit : je me vois écrivant ce début de texte et j’écoute en moi la rumeur du souvenir, de tous les souvenirs que j’ai de Christian Bouillé et de sa peinture, souvenirs-tentacules qui ne cessent d’empiéter sur le présent, où il nous parle. C’est que depuis dix ans, beaucoup de choses ont changé. Sa peinture aussi. Mais lui ? A-t-il profondément changé ? Non, il n’a pas claqué la porte derrière lui-même. Il s’est engagé dans de nouveaux chemins, moins encaissés, où un sourire aux lèvres il a inventé une sorte, nouvelle, de regard sur les choses, plus large. Sa peinture, cependant, reste aussi décalée, distante, aussi ponctuellement appropriée à lui-même qu’elle l’était, il y a dix ans, par rapport à d’autres choses, à d’autres critères, à d’autres visées... La peinture de Christian Bouillé nous rend les choses les plus lointaines, les plus étrangères, aussi familières, aussi secrètement intimes que notre propre corps, notre manière de regarder la rue où nous marchons, et de capter un regard. Elle nous inscrit dans cet espace-là, du débordement, de la dérive, du décalage, comme si elle nous happait sur ce territoire. Autrefois, cela pouvait être un mètre coulissant, un tenseur, une barque, des trains qui roulent, toutes fenêtres allumées, dans la nuit. Aujourd’hui, ce sont des Africains, qui portent des valises, ou des pains. Ils sont là, en train d’apparaître. Ils sortent du fond blanc de la toile, qui, depuis Malevitch, et même avant Malevitch, est le commencement de tout. Ou bien ils sortent du jaune. Les figures sont devenues plus frontales, moins obliques : elles occupent le territoire, par transparence, mais ne s’y dissimulent pas derrière des grilles, ou des portes dérobées. Elles sont là, prêtes à être vues, innocentes, jetées à grands traits dans la lumière de l’évidence, et pourtant inachevées, incomplètes, comme si elles surgissaient d’un gommage brusquement interrompu. Christian Bouillé a surmonté la grande vague d’effacement, la vogue de la dérision, qu’il a traversée en courant à toute vitesse et ses titres, comme ses traits, continuent de le dire. Comme s’il fuyait, consciemment, un raz-de-marée, le raz-de-marée qui fait perdre son sens à tout. Il ne nie pas, évidemment, la destruction, l’existence des destructeurs : il s’y mesure. Il associe la peinture au possible, à la volonté. Pour tout dire, il ne confond pas la peinture avec une abdication de la pensée. Il n’y a pas de défaite de la pensée : il y a des pensées soumises, et d’autres qui ne le sont pas. Il y a des pensées passives, qui cherchent toujours à se modéliser sur le reste, et puis il y a des pensées évadées, sans uniforme. Des pensées qui partent sur les routes et qui, devant un objet, une image, rejoignent tout de suite le sens, l’arrière-sens que masque le fatras. Voilà, c’est cela : la peinture de Christian Bouillé opère sur un champ de ruines – le post-modernisme, elle survole des champs de ruines, mais elle ne recule pas, elle ne rampe pas, parce que le sens est toujours « en avant », là-bas, plus loin – ailleurs. C’est un homme qui marche et qui peint en marchant une « cause libre ». Il n’a pas abandonné son énergie à la consigne, il la tient, ne s’en sépare à aucun moment...

Alain Jouffroy - Fage Éditions