Eugène Leroy, autoportrait

Il aurait bien du mérite celui qui serait capable de livrer une description verbale fidèle d’un tableau de Leroy, tant chacune de ses œuvres est la résultante d’un processus complexe et long, de l’addition et de la superposition d’une incroyable quantité de couleurs, de tonalités et de valeurs les plus diverses, tant chacune est particulièrement sensible aux conditions dans lesquelles elle s’expose, aux effets de la lumière, de l’orientation, voire des habitudes ou des accommodations visuelles. Il serait facile d’en conclure que chaque tableau de Leroy se donne à voir différemment à chacun et à chaque moment, que littéralement on peut y voir ce que l’on veut, ne rien y voir du tout ou, au choix, y voir plein d’événements. La peinture de Leroy serait certes alors particulièrement généreuse et ouverte. Elle s’inscrirait fort bien dans la façon dont la sagesse populaire considère l’abstraction en peinture, sauf qu’en elle le visible excède le lisible sans l’abolir pour autant. Si l’on ne peut nommer ce que l’on voit, si ce que l’on voit peut changer dans le temps, c’est justement parce qu’il y a ici tant à voir que cette richesse ne peut se résumer dans les mots, qu’elle ne peut être réduite non plus à un objet identifiable dans l’isolement. Mais qu’en même temps quelque chose de précis est donné à voir, qui a une forme et une matérialité stables : un rectangle ou un carré de dimensions définitives, recouvert de coups de pinceau d’une qualité et d’un nombre clos, obtenu en regardant et en voulant représenter un ou plusieurs objets ou situations objectives. Face à ceux qui considèrent qu’un tableau de Leroy se regarde mieux comme un tableau abstrait, il faut affirmer qu’il gagne au contraire à être regardé pour ce qu’il est, c’est à dire une représentation, même si, la plupart du temps, il est presque impossible de nommer ce qui y est effectivement représenté. Et c’est précisément pour cette raison qu’il est fructueux de considérer aujourd’hui l’œuvre de Leroy du point de vue des genres qui la parcourent. Et c’est précisément pour cette raison qu’il vaut la peine de s’arrêter sur celui qui, parmi ces genres, s’oppose le plus nettement à l’abstraction, tout en s‘en approchant paradoxalement le plus : l’autoportrait. Je sais à quel point l’entreprise est contradictoire. L’artiste lui-même a déclaré : « C’est des têtes. L’autoportrait ne m’intéresse pas du tout. » Certains tableaux ne sont identifiables comme autoportraits qu’à cause de leur titre ; certaines têtes ont un caractère très générique. Pourtant, l’une des principales richesses de la peinture de Leroy réside dans la complexité de son rapport au réel ; les ovales qui ponctuent la partie centrale de nombre de ses toiles ne sont pas réductibles à des taches de couleur mais convoquent le spectateur à une forme de confrontation, d’identification diffractée et difficile, qui est aussi une forme de confrontation avec certaines des questions fondamentales de la peinture – et de la vie…

 Eugène Leroy Autoportrait par Eric de Chassey est publié par les Éditions Gallimard

La faille souterraine et autres enquêtes



La seule personne avec qui il eût jamais essayé de parler politique était son père. C’était un être capricieux, aux réactions imprévisibles. Capable de se mettre dans des colères insensées, comme le jour où il avait failli couper définitivement les ponts avec son fils parce que celui-ci lui avait annoncé son intention d’entrer dans la police. De rage, il lui avait balancé un pinceau à la tête en lui criant de disparaître et de ne jamais revenir. Il ne tolérerait pas l’existence d’un policier dans la famille, avait-il crié. La dispute avait cessé de façon abrupte. Le père s’était muré dans un silence hostile. Reprenant sa place devant son chevalet, il avait commencé à tracer, en s’aidant d’un carton, les contours d’un coq de bruyère. Il peignait toujours le même motif : un paysage de forêt auquel il ajoutait parfois ce coq. Le téléphone sonna. Il se rassit pour répondre. C’était son père, qui l’appelait de chez lui, à Löderup : « Je croyais que tu devais passer hier soir. Tu commences à perdre la boule. Je croyais que vous aviez des blocs-notes et des carnets dans la police. Tu sais quoi ? Tu devrais noter dans ton carnet que tu dois venir ici pour interroger ton père en vue de l’interpeller. Ça t’aidera peut-être. » Wallander n’eut pas la force de se mettre en colère : « Je passerai vers dix-neuf heures. Là, tout de suite, j’ai du travail. » Il raccrocha. « Mon père est le roi du chantage affectif. Et le pire, c’est qu’il réussit toujours son coup. » Il arriva à la maison de son père à dix-neuf heures moins trois minutes. Il ne neigeait plus, mais les nuages pesaient sur la plaine. Il vit que la lumière brillait dans la remise que le vieux avait transformée en atelier. Il inspira l’air frais en traversant la cour. La porte était entrebâillée ; son père avait dû entendre arriver la voiture. Il était devant son chevalet, coiffé d’un vieux chapeau, ses yeux de myope à quelques centimètres de la toile. L’odeur de térébenthine donnait toujours à Wallander la même sensation d’être chez lui. Voilà ce qui subsiste de mon enfance, pensait-il souvent : l’odeur de térébenthine. « Tu es à l’heure », dit son père sans le regarder. « Je suis toujours à l’heure. » Il débarrassa une chaise des journaux qui l’encombraient et s’assit. Le père était occupé à peindre un paysage avec coq de bruyère. À son entrée, il venait de poser le carton sur la toile où il avait fini son fond de ciel crépusculaire. En le regardant faire, il éprouva un brusque élan de tendresse à son égard. C’est le dernier de sa génération. Après lui, le premier dans la file, c’est moi. Le vieux rangea ses pinceaux et son carton et se leva. Ils allèrent dans la maison. Le père fit du café et posa sur la table, en même temps que les tasses, deux verres à aquavit. Wallander hésita. Puis décida d’accepter. Il pouvait bien boire un verre. « Poker, dit-il. Tu me dois quatorze couronnes depuis la dernière fois. » Son père le dévisagea en plissant les yeux. « Je crois que tu triches, dit-il lentement. Mais je n’ai toujours pas compris comment tu faisais. » Wallander n’en croyait pas ses oreilles. « Tu veux dire que je tricherais au poker avec mon propre père ? » Pour une fois, le vieux parut battre en retraite. « Non, peut-être pas, quand même. Mais je trouve que tu as beaucoup gagné, ces derniers temps… »

La faille souterraine et autres enquêtes d' Henning Mankell est publié aux Éditions du Seuil.

Rendez vous avec Lucian Freud (2)



Lucian faiblissait depuis plusieurs semaines sous l'effet du cancer et de l'âge. David fermait la porte d'entrée à clé parce qu'il arrivait à Lucian de s'habiller en pleine nuit sans savoir ce qu'il faisait ni où il allait. C'est avec une patience extraordinaire qu'il veillait sur lui, restant en contact permanent avec son médecin. Sa petite dose horaire de morphine l'aidait dans son dernier combat contre le cancer, dont certains pensaient qu'il pouvait avoir été causé par le plomb contenu dans le blanc de Cremnitz, qui donnait un ton particulier à toutes ses peintures. Si tel avait été le cas, il n'aurait rien changé. La peinture avant tout. David arrivait tôt le matin et passait souvent toute la nuit au chevet du mourant. Vers la fin, c'est lui qui l'a veillé, le retournant avec soin toutes les deux heures. C'était certainement un des grands amours de la vie de Lucian, une affection pudique et discrète liait irrévocablement ces deux êtres qui ne se devaient rien l'un à l'autre. Elle m'apparut avec évidence le jour où je photographiai Lucian peignant David dans son atelier, tous deux m'ayant permis de les regarder mener ce projet auquel ils consacraient tant d'heures. David enleva ses vêtements et s'assit avec le lévrier Eli sur un matelas, Lucian se tenant devant son chevalet. Un drame silencieux commençait, le lien crucial entre eux, unis par la peinture. Il y avait là, perceptibles, un bien-être, une familiarité, un sentiment de confort. Le tableau consistait en un dévoilement, le déchiffrement de l'amour et de l'amitié, de la patience, de ce partage silencieux de l'espace et du temps durant leurs séances de pose. C'était un don mutuel, la compréhension par eux-mêmes de deux hommes intimement reliés et aussi la prise en compte du changement lent mais extraordinaire par lequel toutes les toiles de Lucian passaient. La lumière qui traversait les arbres du jardin conférait une nuance plus chaude à la peau blanche de David. D'une certaine façon c'était tout autant un portrait de Lucian, tant ses sentiments affectueux étaient tangibles. J'étais le témoin silencieux d'un moment magique d'intimité et de confiance et le lien entre les deux hommes, s'il était implicite, n'en était pas moins d'une évidence criante. Lucian regardait, sentait et réagissait intuitivement, ajoutant une touche, une pointe supplémentaire de couleur à ce qui est par essence une peinture d'amour. « Lucian n'a pas pu s'en empêcher. Vous avez ces nus puissants et parfois dépourvus d'amour et puis vous finissez par avoir ce corps délicatement plongé dans un bain de lumière sous l'œil d'un peintre à l'évidence très aimant. Quelle impression d'affection. Il n'a pas pu s'empêcher de montrer l'amour dans ce dernier tableau », remarqua David Hockney. Il s'y trouve effectivement une tendresse qui manque à nombre de ses nus brutaux. Dans les dernières années, David s'occupait de tout et Lucian le voyait plus que quiconque. Silencieux, intelligent et drôle, David possède aussi une dureté qu'il utilisait pour protéger Lucian. Il était essentiel à la vie de l'artiste. Pour essayer de comprendre la complexité de Lucian Freud, il est nécessaire de demeurer concentré sur son art. Les tableaux nous disent avec qui il couchait et passait son temps…

Rendez-vous avec Lucian Freud est édité chez Christian Bourgois

Rendez vous avec Lucian Freud

« En 1977, Lucian me dit : "Je veux que tu poses pour un nu. Ce sera le premier que je ferai d'un homme..." Il fit une pause avant de poursuivre : "Avec un rat. Ça t'embêterait d'être nu avec un rat ? C'est très important." J'ai répondu : "Oh, pas du tout, Lucian, ça ne m'embêterait pas du tout. Mais comment faire pour qu'il reste tranquille sur ma cuisse ?" Il a dit : "Je m'en charge." Donc je me déshabille et il apporte un rat noir qui appartenait à une amie. Pas un mot sur le caractère étrange du tableau, rien à propos du fait que le rat était près de mes testicules. Lucian ne l'a pas du tout évoqué. La seule chose que je lui ai demandée, c'était : "Est-il nécessaire que je tienne le rat dès le départ? Il ne peut pas venir plus tard ?" Lucian a répondu : "Non, parce que c'est l'attitude émotionnelle qui importe. Le fait que tu sois avec le rat va avoir de l'influence sur le portrait tout entier. Si le rat n'était pas là, ton esprit fonctionnerait autrement." Je me suis contenté de cette réponse. Le rat buvait du champagne avec un demi somnifère dans l'écuelle, mais deux ou trois heures plus tard il se réveillait et commençait à battre de la queue et tout ça. Lucian le prenait, mais parfois il lui échappait. Une fois qu'on l'avait attrapé, on allait dans la cuisine lui donner du fromage et une nouvelle rasade de champagne et, au bout d'un quart d'heure, il se rendormait. On retournait à l'atelier travailler une heure de plus. » Pendant neuf mois, Lucian, Raymond et le rat suivirent ce rituel. Le portrait allait changer la perception de la nudité masculine dans la peinture contemporaine en mettant l'accent sur le côté impudent et cru du physique masculin. Un homme dépouillé de ses vêtements étendu en compagnie d'un rat constituait un drame psychologique. La vision de cet homme exhibé dans une situation inconfortable évoquait un prisonnier dans sa cellule, mais de manière plus perverse puisqu'il se trouvait dans un intérieur normal. Il n'y avait là ni noblesse ni idéalisation. Son sexe et ses couilles sont délibérément placés au centre du tableau pour attirer le regard. Le tableau évoque le risque et la transgression sociale, sexuelle et artistique. Il était très éloigné des poses classiques de la majorité des nus antérieurs dans l'art. Il surprenait. Malgré les étranges implications du tableau, son titre ne comporte aucune indication sur qui a été peint ni pourquoi. Raymond a aussi posé pour un double portrait nu en compagnie de son compagnon platonique, John, avec qui il a vécu plus de trente-cinq ans. C’était un autre tableau en avance sur son temps qui suggérait l’affection et l’intimité entre deux hommes en laissant entendre qu’ils pouvaient être amants. Ils ont les yeux clos, la main droite de Raymond repose sur la cheville gauche de son ami, l’extrémité de son pénis est cachée par le mollet de John. Avec ces deux nus de Raymond, Lucian marqua son territoire en tant qu’observateur froid. Ils sont devenus des images essentielles de son style…

 Rendez-vous avec Lucian Freud est édité chez Christian Bourgois.

Art



Marc (Marc) : Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art. Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs… … …
Cher ?
Pikékou (Serge) : Deux cents mille.
Marc : Deux cents mille ?
Pikékou : Handtington me le reprend à vingt-deux.
Marc : Qui est-ce ?
Pikékou : Handtington ?!
Marc : Connais pas.
Pikékou : Handtington ! La galerie Handtington !
Marc : La galerie Handtington te le reprend à vingt-deux ?...
Pikékou : Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-même. Pour lui.
Marc : Et pourquoi ce n’est pas Handtington qui l’a acheté ?
Pikékou : Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule.
Marc : Ouais...
Pikékou : Alors ?
Marc : Heu...
Pikékou : Tu n’es pas bien, là. Regarde-le d’ici. Tu aperçois les lignes ?
Marc : Comment s’appelle le...
Pikékou : Peintre ? Antrios.
Marc : Connu ?
Pikékou : Très. Très !... … …
Marc : Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cents mille francs ?
Pikékou : Mais, mon vieux, c’est le prix. C’est un ANTRIOS !
Marc : Tu n’as pas acheté ce tableau deux cents mille francs !
Pikékou : J’étais sûr que tu passerais à côté.
Marc : Tu as acheté cette merde deux cents mille francs ?!
Pikékou : Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j’estime depuis longtemps, belle situation, ingénieur dans l’aéronautique, fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non contents d’être ennemis de la modernité en tirent une vanité incompréhensible. Il y a depuis peu, chez l’adepte du bon vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante...

« Art » est édité chez Magnard

Si c'est l'enfer qu'il voit



L’histoire commence en 1870. Un enfant regarde dehors. Il s’agit d’échapper à la toux d’une sœur qui, après avoir déchiré ses poumons à elle, déchire ses oreilles à lui, échapper à ses halètements de poitrine, ses raclements de gorge, son souffle court, il s’agit d’esquiver les rodages de la mort. Les observations quotidiennes sont en place : rues, immeubles, trottoirs, soleil ou parapluies, lumière bleutée, poussière ou boue, dorée, ciel, nuages, ombres, blanche. La santé du monde est fragile : si un élèment disparaissait, tout pourrait disparaître. Mais ce matin la ville semble indivisible, serrée par le maillage des éléments qui la composent : passants qui passent, vendeurs qui vendent à des acheteurs qui achètent, prêtres qui prient, mères ou tantes promenant dans des landaus des enfants qui ne toussent pas.  Quelque chose recouvre alors la toux de la sœur : un groupe d’aveugles dans la rue qui s’épaulent, si  l’un trébuche, l’autre le retiendra . Se dirigent-ils vers l’hôpital où exerce son père ? L’enfant  prend un morceau de charbon dans le seau près du pôele et dessine sur le sol les cinq aveugles. Jusque là  il dessinait au dos des ordonnances portant le nom de son père, sur des feuilles volantes. Il ne signe pas, un enfant  de sept ans ne signe pas, il assemble les lettres de son prénom une à une et commence à soupçonner que ce mot le nomme et le désigne : lui et le nom de son père, lui et la mort de sa mère, lui et la toux de sa sœur, lui et les aveugles.  Il s’attarde sur cette découverte : ses mains lui ont obéi,  il a donc des mains ; elles ont dessiné ce que ses yeux ont vu, il a donc des yeux . Et dans l’ordre de la chair, aux orées de cette dispersion de mains et d’yeux, un corps, malingre et souffreteux, peu importe, il fera avec, plus ou moins bien selon les époques de sa vie. Il inaugure un circuit qu’il va parcourir durant sept décennies : de ses yeux à ses mains, de ses mains à ses yeux, obstinément, le circuit d’un acte. Qu’est ce que voir ? Voir c’est peindre. Soixante-quatorze années à vérifier : ce que je vois c’est ce que je peins, à la vue les mains sont nécessaires, je vois grâce à elles. Soixante-quatorze années à expérimenter : les mains donnent son corps au réel.

« Si c’est l’enfer qu’il voit » par Dominique Dussidour Gallimard collection « l’un et l’autre. »