Lucian
faiblissait depuis plusieurs semaines sous l'effet du cancer et de l'âge. David
fermait la porte d'entrée à clé parce qu'il arrivait à Lucian de s'habiller en
pleine nuit sans savoir ce qu'il faisait ni où il allait. C'est avec une
patience extraordinaire qu'il veillait sur lui, restant en contact permanent
avec son médecin. Sa petite dose horaire de morphine l'aidait dans son dernier
combat contre le cancer, dont certains pensaient qu'il pouvait avoir été causé
par le plomb contenu dans le blanc de Cremnitz, qui donnait un ton particulier
à toutes ses peintures. Si tel avait été le cas, il n'aurait rien changé. La
peinture avant tout. David arrivait tôt le matin et passait souvent toute la
nuit au chevet du mourant. Vers la fin, c'est lui qui l'a veillé, le retournant
avec soin toutes les deux heures. C'était certainement un des grands amours de
la vie de Lucian, une affection pudique et discrète liait irrévocablement ces
deux êtres qui ne se devaient rien l'un à l'autre. Elle m'apparut avec évidence
le jour où je photographiai Lucian peignant David dans son atelier, tous deux
m'ayant permis de les regarder mener ce projet auquel ils consacraient tant
d'heures. David enleva ses vêtements et s'assit avec le lévrier Eli sur un
matelas, Lucian se tenant devant son chevalet. Un drame silencieux commençait,
le lien crucial entre eux, unis par la peinture. Il y avait là, perceptibles,
un bien-être, une familiarité, un sentiment de confort. Le tableau consistait
en un dévoilement, le déchiffrement de l'amour et de l'amitié, de la patience,
de ce partage silencieux de l'espace et du temps durant leurs séances de pose.
C'était un don mutuel, la compréhension par eux-mêmes de deux hommes intimement
reliés et aussi la prise en compte du changement lent mais extraordinaire par
lequel toutes les toiles de Lucian passaient. La lumière qui traversait les
arbres du jardin conférait une nuance plus chaude à la peau blanche de David.
D'une certaine façon c'était tout autant un portrait de Lucian, tant ses
sentiments affectueux étaient tangibles. J'étais le témoin silencieux d'un
moment magique d'intimité et de confiance et le lien entre les deux hommes,
s'il était implicite, n'en était pas moins d'une évidence criante. Lucian
regardait, sentait et réagissait intuitivement, ajoutant une touche, une pointe
supplémentaire de couleur à ce qui est par essence une peinture d'amour.
« Lucian n'a pas pu s'en empêcher. Vous avez ces nus puissants et parfois
dépourvus d'amour et puis vous finissez par avoir ce corps délicatement plongé
dans un bain de lumière sous l'œil d'un peintre à l'évidence très aimant.
Quelle impression d'affection. Il n'a pas pu s'empêcher de montrer l'amour dans
ce dernier tableau », remarqua David Hockney. Il s'y trouve effectivement
une tendresse qui manque à nombre de ses nus brutaux. Dans les dernières
années, David s'occupait de tout et Lucian le voyait plus que quiconque. Silencieux,
intelligent et drôle, David possède aussi une dureté qu'il utilisait pour
protéger Lucian. Il était essentiel à la vie de l'artiste. Pour essayer de
comprendre la complexité de Lucian Freud, il est nécessaire de demeurer
concentré sur son art. Les tableaux nous disent avec qui il couchait et passait
son temps…