La
seule personne avec qui il eût jamais essayé de parler politique était son
père. C’était un être capricieux, aux réactions imprévisibles. Capable de se
mettre dans des colères insensées, comme le jour où il avait failli couper
définitivement les ponts avec son fils parce que celui-ci lui avait annoncé son
intention d’entrer dans la police. De rage, il lui avait balancé un pinceau à
la tête en lui criant de disparaître et de ne jamais revenir. Il ne tolérerait
pas l’existence d’un policier dans la famille, avait-il crié. La dispute avait
cessé de façon abrupte. Le père s’était muré dans un silence hostile. Reprenant
sa place devant son chevalet, il avait commencé à tracer, en s’aidant d’un
carton, les contours d’un coq de bruyère. Il peignait toujours le même
motif : un paysage de forêt auquel il ajoutait parfois ce coq. Le
téléphone sonna. Il se rassit pour répondre. C’était son père, qui l’appelait
de chez lui, à Löderup : « Je croyais que tu devais passer hier soir.
Tu commences à perdre la boule. Je croyais que vous aviez des blocs-notes et
des carnets dans la police. Tu sais quoi ? Tu devrais noter dans ton
carnet que tu dois venir ici pour interroger ton père en vue de l’interpeller.
Ça t’aidera peut-être. » Wallander n’eut pas la force de se mettre en
colère : « Je passerai vers dix-neuf heures. Là, tout de suite, j’ai
du travail. » Il raccrocha. « Mon père est le roi du chantage
affectif. Et le pire, c’est qu’il réussit toujours son coup. » Il arriva à
la maison de son père à dix-neuf heures moins trois minutes. Il ne neigeait
plus, mais les nuages pesaient sur la plaine. Il vit que la lumière brillait
dans la remise que le vieux avait transformée en atelier. Il inspira l’air
frais en traversant la cour. La porte était entrebâillée ; son père avait
dû entendre arriver la voiture. Il était devant son chevalet, coiffé d’un vieux
chapeau, ses yeux de myope à quelques centimètres de la toile. L’odeur de
térébenthine donnait toujours à Wallander la même sensation d’être chez lui.
Voilà ce qui subsiste de mon enfance, pensait-il souvent : l’odeur de
térébenthine. « Tu es à l’heure », dit son père sans le regarder.
« Je suis toujours à l’heure. » Il débarrassa une chaise des journaux
qui l’encombraient et s’assit. Le père était occupé à peindre un paysage avec
coq de bruyère. À son entrée, il venait de poser le carton sur la toile où il
avait fini son fond de ciel crépusculaire. En le regardant faire, il éprouva un
brusque élan de tendresse à son égard. C’est le dernier de sa génération. Après
lui, le premier dans la file, c’est moi. Le vieux rangea ses pinceaux et son
carton et se leva. Ils allèrent dans la maison. Le père fit du café et posa sur
la table, en même temps que les tasses, deux verres à aquavit. Wallander
hésita. Puis décida d’accepter. Il pouvait bien boire un verre. « Poker,
dit-il. Tu me dois quatorze couronnes depuis la dernière fois. » Son père
le dévisagea en plissant les yeux. « Je crois que tu triches, dit-il
lentement. Mais je n’ai toujours pas compris comment tu faisais. »
Wallander n’en croyait pas ses oreilles. « Tu veux dire que je tricherais
au poker avec mon propre père ? » Pour une fois, le vieux parut
battre en retraite. « Non, peut-être pas, quand même. Mais je trouve que
tu as beaucoup gagné, ces derniers temps… »
La faille souterraine et
autres enquêtes d' Henning Mankell est
publié aux Éditions du Seuil.