L’histoire commence
en 1870. Un enfant regarde dehors. Il s’agit d’échapper à la toux d’une sœur
qui, après avoir déchiré ses poumons à elle, déchire ses oreilles à lui,
échapper à ses halètements de poitrine, ses raclements de gorge, son souffle
court, il s’agit d’esquiver les rodages de la mort. Les observations
quotidiennes sont en place : rues, immeubles, trottoirs, soleil ou parapluies,
lumière bleutée, poussière ou boue, dorée, ciel, nuages, ombres, blanche. La
santé du monde est fragile : si un élèment disparaissait, tout pourrait
disparaître. Mais ce matin la ville semble indivisible, serrée par le maillage
des éléments qui la composent : passants qui passent, vendeurs qui vendent
à des acheteurs qui achètent, prêtres qui prient, mères ou tantes promenant
dans des landaus des enfants qui ne toussent pas. Quelque chose recouvre alors la toux de la
sœur : un groupe d’aveugles dans la rue qui s’épaulent, si l’un trébuche, l’autre le retiendra . Se
dirigent-ils vers l’hôpital où exerce son père ? L’enfant prend un morceau de charbon dans le seau près
du pôele et dessine sur le sol les cinq aveugles. Jusque là il dessinait au dos des ordonnances portant
le nom de son père, sur des feuilles volantes. Il ne signe pas, un enfant de sept ans ne signe pas, il assemble les
lettres de son prénom une à une et commence à soupçonner que ce mot le nomme et
le désigne : lui et le nom de son père, lui et la mort de sa mère, lui et
la toux de sa sœur, lui et les aveugles.
Il s’attarde sur cette découverte : ses mains lui ont obéi, il a donc des mains ; elles ont dessiné
ce que ses yeux ont vu, il a donc des yeux . Et dans l’ordre de la chair,
aux orées de cette dispersion de mains et d’yeux, un corps, malingre et
souffreteux, peu importe, il fera avec, plus ou moins bien selon les époques de
sa vie. Il inaugure un circuit qu’il va parcourir durant sept décennies :
de ses yeux à ses mains, de ses mains à ses yeux, obstinément, le circuit d’un
acte. Qu’est ce que voir ? Voir c’est peindre. Soixante-quatorze années à
vérifier : ce que je vois c’est ce que je peins, à la vue les mains sont
nécessaires, je vois grâce à elles. Soixante-quatorze années à expérimenter :
les mains donnent son corps au réel.
« Si c’est
l’enfer qu’il voit » par Dominique Dussidour Gallimard collection
« l’un et l’autre. »