Vivre sans vendre



Extrait :

Vingt ans avant la révolution de mai, on pouvait lire, sous la plume d'un économiste libéral, les propos suivants : « Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont ni imprégnés ni animés de l'esprit de gain et de la recherche du plus grand gain. Lorsque le haut fonctionnaire, le magistrat, l'artiste, le savant sont dominés par cet esprit, la société croule et toute forme d'économie est menacée ». L'existence de l'œuvre d'art en tant que marchandise, le rôle prédominant assumé par le marché dans l'organisation de la vie artistique, l'assujettissement des artistes aux contraintes inhérentes à la logique de l'économie, ne pouvaient pas ne pas être contestés de façon infiniment plus radicale par les révolutionnaires de mai 1968. Les contempteurs de la société capitaliste, de la société de consommation, auraient-ils pu manquer cette pertinente occasion de souligner l'empiètement des monopoles financiers sur l'activité créatrice et de dénoncer l'hypocrisie d'une idéologie qui sacralise l'art, glorifie les artistes et représente la relation de l'amateur à l'œuvre d'art comme amour pur et désintéressé, dissimulant ainsi les combinaisons mercantiles dont les œuvres d'art font l'objet ? La haute dignité reconnue à l'art par notre société constitue l'endroit d'un système dont l'envers est la commercialisation de l'art : on le savait déjà. La résignation l'emportait néanmoins, chez beaucoup, sur la révolte, et aussi la constatation pessimiste qu'il n'existe pas d'exemple d'une organisation excluant toute forme de contrainte et assurant à l'artiste créateur la liberté dans la sécurité. Les révolutionnaires de l'École des Beaux-Arts et des différents comités artistiques ont mis systématiquement en question ce qui, sans aller de soi, était communément admis : le statut économique de l'œuvre d'art, le système du marché, la condition ambiguë de l'artiste, à la fois créateur d'un objet esthétique et producteur d'une marchandise à vendre... Le commerce de l'art et la spéculation sur l'œuvre faite ont existé dans toutes les sociétés où la création artistique et la clientèle de l'art se sont individualisées, où l'art ne répondant plus, comme dans les sociétés primitives, à un besoin du groupe dans son ensemble, est devenu la propriété, le moyen de jouissance, voire l'instrument de puissance d'une minorité. L'influence exercée par le négoce de l'art sur la condition de l'artiste varie cependant selon le système d'organisation de la vie artistique, lequel ne saurait, pour être compris, être dissocié du tout social qui le rend possible. C'est au XIXe siècle, et en France, que le marché de la peinture a pris le relais du système académique pour assurer la diffusion de l'art, la reconnaissance des œuvres et les moyens d'existence de l'artiste...

Raymonde Moulin - Éditions Flammarion