Promenades dans Rome



Extrait :

Au milieu du onzième groupe, Jésus-Christ est représenté au moment où il prononce la sentence affreuse qui condamne tant de millions d'hommes à des supplices éternels. Jésus-Christ n'a point la beauté sublime d'un Dieu, ni même la physionomie impassible d'un juge ; c'est un homme haineux qui a le plaisir de condamner ses ennemis. À gauche et au bas du tableau, le premier groupe représente les morts que la trompette terrible réveille dans la poussière du tombeau. Des pécheurs tremblants qui se rapprochent de Jésus-Christ forment le second groupe. On distingue une figure qui tend une main secourable à un malheureux. Le troisième groupe à la droite du Christ est composé de femmes dont le salut est assuré. Des anges portent les instruments de la passion, et forment les quatrième et cinquième groupes. Le sixième représente des hommes sûrs de leur salut... Le septième groupe suffirait seul pour graver à jamais le souvenir de Michel-Ange dans la mémoire du spectateur qui sait voir. Jamais aucun peintre n'a rien fait de semblable, et jamais il ne fut de spectacle plus horrible. Ce sont les malheureux condamnés entraînés au supplice par les démons. Michel-Ange a traduit en peinture les affreuses images que l'éloquence brûlante de Savonarole avait jadis gravées dans son âme... Un des damnés semble avoir voulu s'échapper. Deux démons l'entraînent en enfer, et il est tourmenté par un énorme serpent ; il se tient la tête... C'est ordinairement par cette figure de damné que les voyageurs commencent à comprendre le Jugement dernier. Le corps humain, présenté sous les raccourcis et dans les positions les plus étranges, est là pour l'éternel désespoir des peintres. Par un mélange étrange du sacré et du profane, que l'autorité de Dante a maintenu longtemps en Italie contre les attaques des convenances, Michel-Ange a supposé que les damnés, pour arriver en enfer, doivent passer par la barque de Caron. Nous assistons au débarquement ; Caron, les yeux embrasés de colère, les pousse hors de sa barque à coups d'aviron. La caverne qui est à gauche de la barque de Caron représente le Purgatoire, qui au jour du jugement dernier reste vide. La plus vive terreur glace tout ce qui environne Jésus-Christ ; la Madone détourne la tête en frissonnant. Au-dessous du Christ, saint Barthélemy lui montre le couteau avec lequel il fut écorché ; saint Laurent se couvre de la grille sur laquelle il expira. Des onze scènes de ce grand drame, trois seulement se passent sur la terre ; les huit autres ont lieu sur des nuées plus ou moins rapprochées de l'œil du spectateur. Le jugement dernier n'est qu'une affaire de cérémonie ; il n'est jugement imprévu que pour les gens qui viennent de mourir, à cause de la fin du monde. Tous les autres pécheurs savent déjà leur sort et ne peuvent s'en étonner. Comme les grands artistes en formant leur idéal suppriment certains ordres de détails, les artistes ouvriers les accusent de ne pas voir ces détails. Un ouvrage d'art n'est qu'un beau mensonge...

Stendhal - Éditions Gallimard