La musique et l'ineffable



Extrait :

La musique agit sur l'homme, sur le système nerveux de l'homme et même sur ses fonctions vitales : Liszt avait écrit, pour voix et piano : Die Macht der Musik. N'est-ce pas un hommage que la musique rend elle-même à son propre pouvoir ? Ce pouvoir, que les couleurs et les poèmes possèdent parfois indirectement, est dans le cas de la musique particulièrement immédiat, drastique et indiscret : « elle pénètre à l'intérieur de l'âme », dit Platon, « et s'empare d'elle de la façon la plus énergique », et Schopenhauer sur ce point fait écho à Platon. Par une irruption massive la musique s'installe dans notre intimité et semble y élire domicile : l'homme que cette intruse habite et possède, l'homme ravi à soi n'est plus lui-même ; il est tout entier corde vibrante et tuyau sonore, il frissonne follement sous l'archet ou les doigts de l'instrumentiste ; et comme Apollon remplit la poitrine de la Pythie, ainsi la puissante voix de l'orgue, ainsi les doux accents de la harpe prennent possession de l'auditeur. Cette opération irrationnelle et même inavouable s'accomplit en marge de la vérité : aussi tient-elle plus de la magie que de la science démonstrative ; celui qui veut non point nous convaincre par des raisons, mais nous persuader par des chansons, met en œuvre un art passionnel d'agréer, c'est-à-dire de subjuguer en suggérant, et d'asservir l'auditeur par la puissance frauduleuse et charlatane de la mélodie, de l'ébranler par les prestiges de l'harmonie et par la fascination des rythmes : il s'adresse pour cela non pas à la partie logistique et rectrice de l'esprit, mais à l'existant psychosomatique dans son ensemble ; si le discours mathématique est une pensée qui veut se faire comprendre d'une autre pensée en lui devenant transparente, la modulation musicale est un acte qui prétend influencer un être ; et par influence il faut entendre, comme en astrologie ou en sorcellerie, causalité clandestine, manœuvres illégales et pratiques noires. Solon le législateur est un sage, mais Orphée l'enchanteur est un mage. Une vocalise n'est pas une raison, un parfum n'est pas un argument. Aussi l'homme parvenu à l'âge de raison s'insurge-t-il contre cette captation indue d'assentiment, il ne veut plus céder à l'enchantement, c'est-à-dire aller là où les chants l'induisent ; l'induction enchanteresse devient pour lui séduction, et par conséquent tromperie ; l'homme adulte refuse d'être captivé, et il résiste aux croyances que l'aulétique lui suggère. La femme qui persuade par le seul parfum de sa présence, c'est-à-dire par l'exhalaison magique de son être, la nuit qui nous envoûte, la musique qui obtient notre adhésion par le seul charme d'un trille ou d'un arpège seront désormais l'objet d'une profonde méfiance... La musique, fantasme sonore, est la plus vaine des apparences, et l'apparence, qui sans force probante ni déterminisme intelligible persuade sa dupe éblouie, est en quelque sorte l'objectivation de notre faiblesse...

Vladimir Jankélévitch - Éditions du Seuil