Extrait :
C’est la nuit : je me vois écrivant ce début de texte et j’écoute en moi la rumeur du souvenir, de tous les souvenirs que j’ai de Christian Bouillé et de sa peinture, souvenirs-tentacules qui ne cessent d’empiéter sur le présent, où il nous parle. C’est que depuis dix ans, beaucoup de choses ont changé. Sa peinture aussi. Mais lui ? A-t-il profondément changé ? Non, il n’a pas claqué la porte derrière lui-même. Il s’est engagé dans de nouveaux chemins, moins encaissés, où un sourire aux lèvres il a inventé une sorte, nouvelle, de regard sur les choses, plus large. Sa peinture, cependant, reste aussi décalée, distante, aussi ponctuellement appropriée à lui-même qu’elle l’était, il y a dix ans, par rapport à d’autres choses, à d’autres critères, à d’autres visées... La peinture de Christian Bouillé nous rend les choses les plus lointaines, les plus étrangères, aussi familières, aussi secrètement intimes que notre propre corps, notre manière de regarder la rue où nous marchons, et de capter un regard. Elle nous inscrit dans cet espace-là, du débordement, de la dérive, du décalage, comme si elle nous happait sur ce territoire. Autrefois, cela pouvait être un mètre coulissant, un tenseur, une barque, des trains qui roulent, toutes fenêtres allumées, dans la nuit. Aujourd’hui, ce sont des Africains, qui portent des valises, ou des pains. Ils sont là, en train d’apparaître. Ils sortent du fond blanc de la toile, qui, depuis Malevitch, et même avant Malevitch, est le commencement de tout. Ou bien ils sortent du jaune. Les figures sont devenues plus frontales, moins obliques : elles occupent le territoire, par transparence, mais ne s’y dissimulent pas derrière des grilles, ou des portes dérobées. Elles sont là, prêtes à être vues, innocentes, jetées à grands traits dans la lumière de l’évidence, et pourtant inachevées, incomplètes, comme si elles surgissaient d’un gommage brusquement interrompu. Christian Bouillé a surmonté la grande vague d’effacement, la vogue de la dérision, qu’il a traversée en courant à toute vitesse et ses titres, comme ses traits, continuent de le dire. Comme s’il fuyait, consciemment, un raz-de-marée, le raz-de-marée qui fait perdre son sens à tout. Il ne nie pas, évidemment, la destruction, l’existence des destructeurs : il s’y mesure. Il associe la peinture au possible, à la volonté. Pour tout dire, il ne confond pas la peinture avec une abdication de la pensée. Il n’y a pas de défaite de la pensée : il y a des pensées soumises, et d’autres qui ne le sont pas. Il y a des pensées passives, qui cherchent toujours à se modéliser sur le reste, et puis il y a des pensées évadées, sans uniforme. Des pensées qui partent sur les routes et qui, devant un objet, une image, rejoignent tout de suite le sens, l’arrière-sens que masque le fatras. Voilà, c’est cela : la peinture de Christian Bouillé opère sur un champ de ruines – le post-modernisme, elle survole des champs de ruines, mais elle ne recule pas, elle ne rampe pas, parce que le sens est toujours « en avant », là-bas, plus loin – ailleurs. C’est un homme qui marche et qui peint en marchant une « cause libre ». Il n’a pas abandonné son énergie à la consigne, il la tient, ne s’en sépare à aucun moment...
Alain Jouffroy - Fage Éditions