Anagrammes renversantes

Extrait :

Léonard de Vinci ? Le don divin créa ! Le sourire de Monna Lisa ? Le soir donna sa lumière ! La perfection n'appartient qu'à Dieu, vous diront les meilleurs tisserands musulmans. C'est pour cela qu'ils laissent toujours un petit défaut dans leurs œuvres. Léonard, lui, ne l'entend pas de cette oreille. Chaque fois qu'il éprouve une curiosité, un intérêt, ça prend tout de suite les allures d'une folle passion. Plus rien ne compte, il suspend toute autre activité et n'a de cesse d'acquérir la plus grande maîtrise possible de sa nouvelle lubie. « Dites-moi, dites-moi, a-t-on jamais terminé quoi que ce soit ? » consigne-t-il dans ses carnets. Il déteste peindre à fresque, vite, sans repentir. Il se livre à des recherches infinies. Soif d'innover. Besoin de reconnaissance aussi. Beau comme un débauché, doué comme un diable, Léonard est blessé par le mépris où le tient sa ville, Florence. Oh, tous s'accordent à lui trouver du génie, mais à condition qu'il ne fasse pas autre chose que ce pour quoi on lui a passé commande. Du génie, à condition qu'il redevienne mortel... L'Origine du monde, Gustave Courbet ? Ce vagin où goutte l'ombre d'un désir ! Peints sans apprêt, un ventre de femme au noir mont de Vénus obombrant l'entrebâillement d'un con rose, un drap blanc froissé, un téton encore tumescent. Tout laisse penser que le modèle vient de faire l'amour. On imagine la belle qui se laisse noyer, molle comme un pantin de son, les membres détendus, brisés. Elle repose, tandis que la foudre admirable s'éloigne d'elle. C'est le naufrage de l'après que Courbet semble avoir mis dans son Origine du monde... Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse ? L'orage déchire tout, au-delà de la démesure ! En ce mois d'août 1819, une grande composition est la vedette du Salon du Louvre et suscite bien des remous. Qu’y voit-on ? L'effroyable narration d'un désastre contemporain. Naufrage de la raison humaine. Folie d'individus que rien ne relie plus à la société. Figures du désespoir et de l'errance, dans un clair-obscur caravagesque. Et l'immensité d'un monde sans limite perceptible : la mer. L'artiste est un jeune peintre inconnu de vingt-huit ans. On raconte qu'il est installé à Paris, rue des Martyrs, qu'il a échoué au concours du prix de Rome, fréquente la morgue et s'est fait construire un véritable radeau pour réaliser sa toile. La bonne société cancane à fleur de bec. Les classiques disent leur dégoût pour cet « amas de cadavres » - un motif hideux et fort éloigné des conventions. Conventions dont la génération des romantiques républicains se contrefout. Pour ces jeunes artistes révoltés contre les principes exclusifs de l'école académique, Géricault est un héros dans l'art et son radeau ouvre une route nouvelle à la peinture d'histoire... Et quelques autres anagrammes renversantes : La gravitation universelle ? Loi vitale régnant sur la vie ! La vérité ? Relative ! Albert Einstein ? Rien n’est établi ! Les Liaisons dangereuses ? Les ailes sanguines d’Éros ! Le docteur Guillotin ? Il en rougit du collet ! Entreprise Monsanto ? Poison très rémanent ! Le Douanier Rousseau ? Un oiseau dès l’aurore ! Et, pour finir, la plus belle de toutes, peut-être : Le commandant Cousteau ? Tout commença dans l’eau !...

Étienne Klein & Jacques Perry-Salkow - Éditions Flammarion

Autres Montparnos

Extrait :

Que faisait-il dans Montparnasse, celui-là, Henry de Groux, l'élève de Rops et de Constantin Meunier, l'auteur du fameux Christ aux Outrages ? Quel air venait-il respirer à cette terrasse où l'on n'est même plus cubiste ? De Groux avait passé deux ans à peindre à fresque, dans un bijou de petite église du Nord, toute la vie du Christ et des apôtres, tout le Nouveau Testament. Il y avait travaillé, comme les chrétiens dans les Catacombes, à la lueur d'une lampe à huile, afin de reconstituer exactement la couleur et, savez-vous bien ce qu'a fait le curé, pendant qu'à bout de force de Groux se reposait, dormant dans la campagne ? L'imaginez-vous ? Le curé, trouvant les teintes trop pâles, les a fait badigeonner par un peintre local. Le manteau arachnéen du Christ, les fils de la Vierge, les ailes impalpables des anges, tout fut passé au bleu de blanchisseuse, au rouge d'égorgeur. Peuh ! me dit Ibels, qui le connaissait bien, ce qui doit être exact c'est que, après y avoir peint ses fresques, de Groux s'est incrusté de telle sorte dans l'église que le brave curé, pour se débarrasser de l'artiste, dut recourir à quelque expédient. Car, dans toutes les églises de Flandre, de Groux laissa le souvenir de son passage. Pendant des années, il y a vécu. Il arrivait dans l'une, dans l'autre, son menton dans sa main, hochait la tête en admirant les vitraux ou le trésor, l'architecture ou le maître autel, et, s'il rencontrait le curé : Quelle magnifique église est la vôtre, monsieur le curé ! Quelle atmosphère digne de ce saint lieu ! Quel bon goût dans la disposition des ornements ! Pardonnez-moi, je juge en profane, si, toutefois, un artiste est un profane dans la maison de Dieu... Et voilà le curé séduit, écoutant cet érudit, ce bonimenteur, ce nouveau croyant. De Groux faisait un croquis, puis un pastel, puis obtenait d'installer un chevalet, avec, bien entendu, une toile cirée par terre, pour ne pas abîmer les dalles. La toile cirée, bientôt, devenait matelas, à côté d'un réchaud, où de Groux faisait cuire son frichti, près d'une garde-robe où il avait installé ses affaires : toiles, palettes, tubes, blouse, vêtements, objets de toilette. Quand le digne curé voyait enfin à quel genre de parasite il avait affaire, il était trop tard pour le chasser ! De Groux, parmi les fidèles, s'était fait des amis, des admirateurs, des clients ! Et quand le curé en était arrivé à donner à de Groux l'ordre impératif de déguerpir, c'était la révolte indignée. Comment ! un artiste de ma valeur, moi, Henry de Groux, fils de Charles de Groux, je lui fais l'honneur d'immortaliser sa pauvre petite église, et cet homme de Dieu veut me mettre dehors comme un mécréant, alors que, de tradition immémoriale, l'Eglise s'est toujours faite protectrice des artistes, des peintres, des sculpteurs ! Les choses s'arrangeaient... On trouvait une petite chambre à de Groux, contre quoi il donnait des croquis. Cela durait encore ce que cela pouvait durer. Enfin, le curé maître chez lui, de Groux reprenait la route, son bagage sous le bras. Puis, au prochain village, il rentrait, l'air timide et souriant, dans une nouvelle petite église, dont il commençait à inspecter la nef comme il l'aurait fait d'une chambre d'auberge. Et la comédie recommençait ici, pour une semaine, un mois et parfois davantage, selon la patience ou la mansuétude du bon curé...

Michel-Georges Michel - Éditions Albin Michel

Le Temps des avant-gardes

Extrait :

Réfugié dans son mutisme, Andy Warhol regardait d'un œil morne les évolutions de la petite cour de garçons et de filles qui ne le quitte jamais, bouffons, amis, amants et gardes du corps à la fois. Personnage mythique. Le voici à Paris. Tardivement. Trop tard peut-être... Même ici, dans ce canton si reculé du monde occidental que Paris est devenu, dans cette province sommeilleuse et lointaine, on connaît Warhol. On connaît cet improbable inventaire que son œuvre a dressé des biens de consommation d'une civilisation sans culture ou, plutôt, d'une civilisation de la « sub-culture » : les bouteilles de « Coke » et les boîtes de soupe « Campbell », les portraits de Marilyn et ceux de Jackie Kennedy, les accidents d'autos et les chaises électriques... On connaît tout cela sans l'avoir même jamais vu. On a lu ce qu'il fallait en penser. La reproduction mécanique. La réduplication. La répétition et son sens. La chosification. La réification. L'aliénation de l'être par l'avoir. De l'individu par la masse. De la substance par l'apparence. Que sais-je encore ? Warhol a rendu le Pop populaire. Il a vulgarisé un mouvement fondé sur des valeurs vulgaires. Il est un peu au Pop ce que Prévert fut au surréalisme. On peut préférer des artistes plus puissants ou plus raffinés, comme Jasper Johns ou Lichtenstein, mais Warhol reste l'enfant chéri ou maudit du mouvement. L'est resté en tout cas pendant dix ans. Sa figure a dominé les années soixante aux USA. [...] Un soir de mai à Manhattan. Un demi millier de personnes de l' « Underground » new-yorkais sont réunies pour assister à une projection d'un film de Warhol, Blue Movie, deux longues heures où l'on voit les diverses copulations d'un homme et d'une femme. [...] La somme recueillie doit servir à payer les frais du procès d'un membre du Front de Libération pour le Viêt-Nam du Sud. Tout le monde communie, ou veut communier, dans la fraternité. Ceux qui militent pour la libération du Viêt-Nam. Ceux qui luttent pour la liberté des homosexuels. Ceux qui prônent la légalisation de la marijuana. Ceux qui luttent pour les Panthères Noires. On mélange tout. Soudain, la projection s'arrête. Les lumières se rallument. Une fille saute sur l'estrade et commence par traiter toute l'assemblée de « cochons » et de « vautours de la culture », puis lit une proclamation qui dit en substance : « En ce moment même, des milliers de soldats américains envahissent le Cambodge et des milliers de militants, à travers les États-Unis, sont arrêtés, emprisonnés et assassinés, y compris, ici même, à New York, des centaines de femmes, détenues à la prison des femmes. Certains ici, comme Andy Warhol, n'ont rien à apporter de vital, aucune vision pour changer la société, rien que leur ennui extrême de la vie et les créations d'un art sans valeur, incapable de rendre compte des besoins pressants des gens dans cette société désespérée... » Puis, tandis que l'opérateur est vidé de sa cabine, la lumière s'éteint et sur l'écran apparaissent cette fois les premières images de La Bataille d'Alger. Silence de mort dans la salle qui assiste à la projection sans broncher. Andy Warhol s'est entre-temps éclipsé. [...] Mais nous, en France, nous, avec dix ans de retard, nous allons voir Warhol...

Jean Clair - Éditions de la Différence

Les Mystères du rectangle

Extrait :

La peinture est là tout d'un coup. Quand je lis un livre, quand j'écoute de la musique ou quand je vais au cinéma, c'est avec le temps que je découvre l'œuvre. Un roman, une symphonie, un film ne prennent leur sens que par la succession des mots, des notes et des images. Les heures peuvent passer, un tableau ne gagnera ni ne perdra la moindre parcelle de lui-même. Il n'a ni commencement, ni milieu, ni fin. J'aime la peinture parce que dans son inaltérable immobilité elle paraît exister en dehors du temps d'une manière impossible à toute autre forme d'expression artistique. Plus j'avance dans mon existence, plus je voudrais mettre le monde en suspens et saisir le présent avant que, dévoré par la seconde suivante, il ne devienne le passé. Un tableau crée l'illusion d'un présent éternel, d'un lieu où mes yeux peuvent se reposer comme si le tic-tac de la pendule avait cessé par magie. L'histoire de la peinture, c'est, à tout prendre, l'histoire d'une chose aussi plane que le plateau d'une table.[...] À la différence de la sculpture, peintures et dessins n'ont pas d'arrière significatif, pas de vue de dos. On ne contourne pas une toile. On se tient debout devant ce qui, le plus souvent, est un rectangle, et on contemple ce qui se trouve entre ses bords. Parce qu'il en détermine les limites et l'échelle, le cadre est essentiel à la compréhension de l'image qu'il contient. Regardons-nous un univers en miniature ou un monde gigantesque ? Les personnages du tableau ont-ils la même taille que moi ou sont-ils réduits ? Un tableau minuscule me touche autrement qu'un très grand.[...] Un tableau permet à mes yeux de concentrer leur attention sur un espace limité par un périmètre incontestable et de considérer une image immobile, silencieuse et inodore. C'est une forme de regard extrêmement restreinte, contemplative, plus facile à bien des titres que la prise en compte des scènes innombrables de la vie quotidienne.[...] Il me faut du temps pour entrer dans un tableau et je n'ai que rarement pu assimiler tous à la fois les différents aspects d'une image. Il m'arrive parfois de tomber dans une galerie sur une toile ou un groupe de ces toiles que j'appelle des « histoires brèves », des œuvres qui reposent sur la simple juxtaposition, sur l'effet de surprise et qui, s'étant exprimées dans la plaisanterie, meurent aussitôt en tant qu'objets d'intérêt. Une fois que l'on connaît la chute, on n'a plus besoin de les voir.[...] Voir une œuvre d'art et l'oublier aussitôt serait presque aussi affreux que d'être aveugle. L'art qui nous importe doit nous demeurer en mémoire, sans quoi il ne sert à rien.[...] Le souvenir de ce que m'a fait éprouver une œuvre d'art est souvent plus durable que d'autres sortes de souvenirs.[...] Ce qui me fascine, ce sont les voyages qu'on entreprend en regardant et seulement en regardant. Pour ceux-là, nulle connaissance particulière n'est nécessaire, il suffit de comprendre que la perception d'une œuvre d'art est l'aventure d'un regard dans un espace imaginaire. Voici donc mes récits de voyage personnels dans ce monde illusoire, étrange et immobile, rédigés à l'intention de tous ceux qui apprécient cette expérience solitaire qui consiste à s'arrêter devant un tableau, à attendre un peu et à voir ce qui se passe...

Siri Hustvedt - Éditions Actes Sud