Extrait :
Réfugié dans son mutisme, Andy Warhol regardait d'un œil morne les évolutions de la petite cour de garçons et de filles qui ne le quitte jamais, bouffons, amis, amants et gardes du corps à la fois. Personnage mythique. Le voici à Paris. Tardivement. Trop tard peut-être... Même ici, dans ce canton si reculé du monde occidental que Paris est devenu, dans cette province sommeilleuse et lointaine, on connaît Warhol. On connaît cet improbable inventaire que son œuvre a dressé des biens de consommation d'une civilisation sans culture ou, plutôt, d'une civilisation de la « sub-culture » : les bouteilles de « Coke » et les boîtes de soupe « Campbell », les portraits de Marilyn et ceux de Jackie Kennedy, les accidents d'autos et les chaises électriques... On connaît tout cela sans l'avoir même jamais vu. On a lu ce qu'il fallait en penser. La reproduction mécanique. La réduplication. La répétition et son sens. La chosification. La réification. L'aliénation de l'être par l'avoir. De l'individu par la masse. De la substance par l'apparence. Que sais-je encore ? Warhol a rendu le Pop populaire. Il a vulgarisé un mouvement fondé sur des valeurs vulgaires. Il est un peu au Pop ce que Prévert fut au surréalisme. On peut préférer des artistes plus puissants ou plus raffinés, comme Jasper Johns ou Lichtenstein, mais Warhol reste l'enfant chéri ou maudit du mouvement. L'est resté en tout cas pendant dix ans. Sa figure a dominé les années soixante aux USA. [...] Un soir de mai à Manhattan. Un demi millier de personnes de l' « Underground » new-yorkais sont réunies pour assister à une projection d'un film de Warhol, Blue Movie, deux longues heures où l'on voit les diverses copulations d'un homme et d'une femme. [...] La somme recueillie doit servir à payer les frais du procès d'un membre du Front de Libération pour le Viêt-Nam du Sud. Tout le monde communie, ou veut communier, dans la fraternité. Ceux qui militent pour la libération du Viêt-Nam. Ceux qui luttent pour la liberté des homosexuels. Ceux qui prônent la légalisation de la marijuana. Ceux qui luttent pour les Panthères Noires. On mélange tout. Soudain, la projection s'arrête. Les lumières se rallument. Une fille saute sur l'estrade et commence par traiter toute l'assemblée de « cochons » et de « vautours de la culture », puis lit une proclamation qui dit en substance : « En ce moment même, des milliers de soldats américains envahissent le Cambodge et des milliers de militants, à travers les États-Unis, sont arrêtés, emprisonnés et assassinés, y compris, ici même, à New York, des centaines de femmes, détenues à la prison des femmes. Certains ici, comme Andy Warhol, n'ont rien à apporter de vital, aucune vision pour changer la société, rien que leur ennui extrême de la vie et les créations d'un art sans valeur, incapable de rendre compte des besoins pressants des gens dans cette société désespérée... » Puis, tandis que l'opérateur est vidé de sa cabine, la lumière s'éteint et sur l'écran apparaissent cette fois les premières images de La Bataille d'Alger. Silence de mort dans la salle qui assiste à la projection sans broncher. Andy Warhol s'est entre-temps éclipsé. [...] Mais nous, en France, nous, avec dix ans de retard, nous allons voir Warhol...
Jean Clair - Éditions de la Différence