Les Mystères du rectangle

Extrait :

La peinture est là tout d'un coup. Quand je lis un livre, quand j'écoute de la musique ou quand je vais au cinéma, c'est avec le temps que je découvre l'œuvre. Un roman, une symphonie, un film ne prennent leur sens que par la succession des mots, des notes et des images. Les heures peuvent passer, un tableau ne gagnera ni ne perdra la moindre parcelle de lui-même. Il n'a ni commencement, ni milieu, ni fin. J'aime la peinture parce que dans son inaltérable immobilité elle paraît exister en dehors du temps d'une manière impossible à toute autre forme d'expression artistique. Plus j'avance dans mon existence, plus je voudrais mettre le monde en suspens et saisir le présent avant que, dévoré par la seconde suivante, il ne devienne le passé. Un tableau crée l'illusion d'un présent éternel, d'un lieu où mes yeux peuvent se reposer comme si le tic-tac de la pendule avait cessé par magie. L'histoire de la peinture, c'est, à tout prendre, l'histoire d'une chose aussi plane que le plateau d'une table.[...] À la différence de la sculpture, peintures et dessins n'ont pas d'arrière significatif, pas de vue de dos. On ne contourne pas une toile. On se tient debout devant ce qui, le plus souvent, est un rectangle, et on contemple ce qui se trouve entre ses bords. Parce qu'il en détermine les limites et l'échelle, le cadre est essentiel à la compréhension de l'image qu'il contient. Regardons-nous un univers en miniature ou un monde gigantesque ? Les personnages du tableau ont-ils la même taille que moi ou sont-ils réduits ? Un tableau minuscule me touche autrement qu'un très grand.[...] Un tableau permet à mes yeux de concentrer leur attention sur un espace limité par un périmètre incontestable et de considérer une image immobile, silencieuse et inodore. C'est une forme de regard extrêmement restreinte, contemplative, plus facile à bien des titres que la prise en compte des scènes innombrables de la vie quotidienne.[...] Il me faut du temps pour entrer dans un tableau et je n'ai que rarement pu assimiler tous à la fois les différents aspects d'une image. Il m'arrive parfois de tomber dans une galerie sur une toile ou un groupe de ces toiles que j'appelle des « histoires brèves », des œuvres qui reposent sur la simple juxtaposition, sur l'effet de surprise et qui, s'étant exprimées dans la plaisanterie, meurent aussitôt en tant qu'objets d'intérêt. Une fois que l'on connaît la chute, on n'a plus besoin de les voir.[...] Voir une œuvre d'art et l'oublier aussitôt serait presque aussi affreux que d'être aveugle. L'art qui nous importe doit nous demeurer en mémoire, sans quoi il ne sert à rien.[...] Le souvenir de ce que m'a fait éprouver une œuvre d'art est souvent plus durable que d'autres sortes de souvenirs.[...] Ce qui me fascine, ce sont les voyages qu'on entreprend en regardant et seulement en regardant. Pour ceux-là, nulle connaissance particulière n'est nécessaire, il suffit de comprendre que la perception d'une œuvre d'art est l'aventure d'un regard dans un espace imaginaire. Voici donc mes récits de voyage personnels dans ce monde illusoire, étrange et immobile, rédigés à l'intention de tous ceux qui apprécient cette expérience solitaire qui consiste à s'arrêter devant un tableau, à attendre un peu et à voir ce qui se passe...

Siri Hustvedt - Éditions Actes Sud