Jo Vargas

Extraits :

L’affaire du canard colvert, par Fred Vargas :

Sur les falaises du continent Peinture, la dissociation venait de s'accomplir, irrémédiablement. Je compris. Que Jo était peintre, deviendrait peintre, qu'elle ferait voler les oiseaux, trembler les roseaux, fraîchir les eaux, exister les meuniers [...] Je compris seulement que le continent Peinture était en Jo, tout en entier, et qu'elle l'explorerait sans se soucier d'attacher les cous aux corps et les têtes aux cous. Que tout vibrerait dans le grand Mystère de la Peinture. Et qu'avec cela, elle ferait trembler les autres. Y mêlant sa gravité, ses craintes et sa grâce élévatrice. Cela, je le savais. Que Jo, si grave fût-elle, marchait sans tout à fait toucher le sol. Les semelles de mes chaussures étaient toujours usées bien avant les siennes. Mystère [...] Je me suis souvent trompée (par exemple sur la taille d'un joint à changer) mais pas sur Jo. Et ce destin de peintre que j'entrevis ce jour, tenant les deux canards dans mes mains, est ce qui arriva. À cette date, j'abandonnai à ma sœur le territoire de la Peinture et j'allai lire sur mon lit quelques Contes et Légendes de Perse qui n'intéressaient pas Jo le moins du monde. La scission s'était faite et surtout ne pleurez pas, car elle n'affecte pas le jumeau, au contraire. La découverte du pouvoir de l'autre est une joie profonde, d'autant que ce que fait l'autre entre en nous, oui. Et je ne peux, aujourd'hui, voir une toile de ma sœur sans ouvrir mes yeux d'enfant devant le Mystère accompli. Sans me demander comment il se fait que ses chaussures ne s'usent pas, et pourquoi les vrais peintres parcourent le continent de leurs semelles de vent...

Portrait du peintre en animal nocturne, par Hugo Lacroix :

Elle se reconnaît dans un romantisme qui s'étendrait au-delà de l'école romantique, depuis le Retable d'Issenheim au début du XVIe siècle jusqu'à la peinture de Giorgio De Chirico. Et comme romantique, elle l'est pour de bon, sa franchise pourrait armer contre elle plutôt que désarmer : désuète ? Passéiste ? Séduite par ce qui n'attire plus ? L'art moderne du XXe siècle ne semblait ménager aucune possibilité de voir le peintre en animal nocturne. Toutefois, un philosophe de l'art, connu pour sa célèbre phrase mal comprise sur l'impossibilité d'écrire des poèmes après Auschwitz, a été assez fin pour sentir l'importance du noir en art depuis la catastrophe génocidaire. Dans sa Théorie esthétique, Adorno écrit en 1970 : « Pour subsister au milieu des aspects les plus extrêmes et les plus sombres de la réalité, les œuvres d'art qui ne veulent pas se vendre comme consolation doivent se faire semblables à eux. Aujourd'hui, art radical signifie art sombre, noir comme sa couleur fondamentale. Mainte production contemporaine se disqualifie en ne tenant pas compte de ce fait et en prenant un plaisir enfantin aux couleurs. » Jo Vargas ne tombe pas dans ce travers, c'est le moins qu'on puisse dire. Le noir pénètre ses tableaux et ce que l’on perçoit en certains d’entre eux comme un éther bleuté fut obtenu en délavant la dominante noire [...] Le peintre laisse la couleur noire parler de tout, du néant et de l’étant, du pire et du meilleur. La peinture réunit, pour raconter la vie à sa manière, un bonheur et une horreur que l’aspiration au confort a pris l’habitude de séparer...

Fred Vargas - Hugo Lacroix - Les éditions de la Différence

Manifeste de Cobra

La cause était entendue :

Les représentants belges, danois et hollandais à la conférence du Centre International de Documentation sur l’art d’avant-garde à Paris jugent que celle-ci n’a mené à rien.
La résolution qui a été votée à la séance de clôture ne fait qu’exprimer le manque total d’un accord suffisant pour justifier le fait même de la réunion.
Nous voyons comme seul chemin pour continuer l’activité internationale une collaboration organique expérimentale qui évite toute théorie stérile et dogmatique.
Aussi décidons-nous de ne plus assister aux conférences dont le programme et l’atmosphère ne sont pas favorables à un développement de notre travail.
Nous avons pu constater, nous, que nos façons de vivre, de travailler, de sentir étaient communes ; nous nous entendons sur le plan pratique et nous refusons de nous embrigader dans une unité théorique artificielle. Nous travaillons ensemble, nous travaillerons ensemble.
C’est dans un esprit d’efficacité que nous ajoutons à nos expériences nationales une expérience dialectique entre nos groupes. Si actuellement, nous ne voyons pas ailleurs qu’entre nous d’activité internationale, nous faisons appel cependant aux artistes de n’importe quel pays qui puissent travailler dans notre sens.

Centre surréaliste révolutionnaire en Belgique :
Christian Dotremont, Joseph Noiret.

Groupe expérimental danois :
Asger Jorn.

Groupe expérimental hollandais :
Karel Appel, Constant Nieuwhenhuis, Guillaume Cornelis van Beverloo.

Paris, le 8 novembre 1948.

Nom et adresse provisoires : COBRA, 32, rue des Eperonniers, Bruxelles.

L'image dans le tapis



Extrait :

« Comment exprimer ce que j'entends par mon intention générale ? Peut-être pourrait-on dire que c'est la raison particulière qui est à l'origine même de tous mes livres. Ne pensez-vous pas qu'il existe pour chaque écrivain une intention singulière de ce genre, une intention qui le pousse à se donner tout entier à sa tâche, une intention telle que s'il ne faisait pas l'effort de chercher à la remplir, il n'écrirait pas une seule ligne ? C'est le cœur de sa passion, là où pour lui brûle avec la plus belle intensité la flamme sacrée de la création ! Eh bien, c'est cela mon intention ! »
Je réfléchis un moment avant de répondre.
« Votre description est certainement très belle, mais ce que vous décrivez n'est pas très clair »...
« En tout cas, reprit-il, pour ma part, je puis dire qu'il y a dans mon œuvre une intention et que sans cette intention, je ne me serais jamais donné tout ce mal. C'est la plus belle des intentions, la plus accomplie et pour la mettre en œuvre, il a fallu des trésors de patience et d'ingéniosité. Je devrais laisser aux autres le soin d'en parler mais le fait justement que personne n'arrive à en parler est le sujet de notre présente conversation, n'est-ce pas ? Mon petit stratagème court d'un livre à l'autre et en comparaison, le reste de l'œuvre n'est qu'un jeu de surface. L'économie, le style, la construction de mes livres apparaîtront peut-être un jour aux initiés comme l'image parfaite de mon intention. Aussi est-ce tout naturellement quelque chose que le critique se doit de rechercher. Je dirais même que c'est exactement ce qu'il doit trouver », ajouta-t-il en souriant...
Je restai silencieux quelques instants.
« Ne pensez-vous pas que vous devriez aider un peu les critiques ? »
« Les aider ? Mais qu'ai-je fait d'autre chaque fois que j'ai pris la plume ? Il me semble que je leur ai mis sous le nez mes intentions noir sur blanc et qu'ils continuent à me regarder avec un air ahuri ! Pour moi, l’intention est aussi tangible que le marbre de cette cheminée. Et de toute façon, un critique n'est pas un homme simple. Si c'était le cas, pourquoi irait-il se promener dans le jardin des autres ? Tous mes efforts pour être clair quand j’écris vous mettent sur la piste : chaque page, chaque phrase, chaque mot sont autant d’indices. la chose est aussi évidente que l’oiseau dans sa cage, l’appât d’un hameçon ou le morceau de fromage d’un piège à souris. Vous le trouverez dans chacun de mes livres comme la main dans un gant. Il est l’âme de chaque phrase, la raison du choix de chaque mot, l’explication de la place de chaque virgule... Vous avez un coeur. Est-ce que ce coeur appartient au domaine de la forme ou a celui du sentiment ? Eh bien je soutiens que personne n’a jamais fait allusion à ce qui dans mon oeuvre donne la vie ! »...


Henry James - Les éditions du Rocher

Bacon, logique de la sensation



Extrait :

La peinture doit arracher la Figure au figuratif. Mais Bacon invoque deux données qui font que la peinture ancienne n'a pas avec la figuration ou l'illustration le même rapport que la peinture moderne. D'une part, la photo a pris sur soi la fonction illustrative et documentaire, si bien que la peinture moderne n'a plus à remplir cette fonction qui appartenait encore à l'ancienne. D'autre part la peinture ancienne était encore conditionnée par certaines « possibilités religieuses » qui donnaient un sens pictural à la figuration, tandis que la peinture moderne est un jeu athée. Il n'est pas sûr pourtant que ces deux idées, reprises de Malraux, soient adéquates. Car les activités se font concurrence, plutôt que l'une ne se contente de remplir un rôle abandonné par une autre. On n'imagine pas une activité qui se chargerait d'une fonction délaissée par un art supérieur. La photo, même instantanée, a une toute autre prétention que celle de représenter, illustrer ou narrer. Et quand Bacon parle pour son compte de la photo, et des rapports photographie-peinture, il dit des choses beaucoup plus profondes. D'autre part le lien de l'élément pictural et du sentiment religieux, dans la peinture ancienne, semble à son tour mal défini par l'hypothèse d'une fonction figurative qui serait simplement sanctifiée par la foi... On ne peut pas dire que le sentiment religieux soutenait la figuration dans la peinture ancienne : au contraire il rendait possible une libération des Figures, un surgissement des Figures hors de toute figuration. On ne peut pas dire non plus que le renoncement à la figuration soit plus facile pour la peinture moderne en tant que jeu. Au contraire, la peinture moderne est envahie, assiégée par les photos et les clichés qui s'installent déjà sur la toile avant même que le peintre ait commencé son travail. En effet, ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre. Et c'est bien ce que dit Bacon quand il parle de la photo : elle n'est pas une figuration de ce qu'on voit, elle est ce que l'homme moderne voit. Elle n'est pas simplement dangereuse parce que figurative, mais parce qu'elle prétend régner sur la vue, donc sur la peinture. Ainsi, ayant renoncé au sentiment religieux, mais assiégée par la photo, la peinture moderne est dans une situation beaucoup plus difficile, quoiqu'on dise, pour rompre avec la figuration qui semblerait son misérable domaine réservé. Cette difficulté, la peinture abstraite l'atteste : il a fallu l'extraordinaire travail de la peinture abstraite pour arracher l'art moderne à la figuration. Mais n'y a-t-il pas une autre voie, plus directe et plus sensible ?...

Gilles Deleuze - Les éditions de la Différence

La Quête de la réalité

Extrait :

Picasso dit souvent qu'à partir du moment où on sait vraiment faire une chose, on n'a plus besoin de la faire. Toute l'abstraction périt de sa propre monotonie en répétant toujours le même geste. Que ce geste soit tranquille ou furieux, il est toujours répété. Chacun de ces chercheurs de liberté a trouvé sa liberté dans la répétition... Moi, ce qui m'intéresse, c'est de faire ce que je ne sais pas faire, c'est de chercher. C'est peut-être aussi mon origine ouvrière, mon respect de la chose difficile à faire, mon besoin de ne jamais chausser les mêmes sabots, de toujours chercher à connaître, qui me détermine. Cette démarche est difficile, eh bien ! tentons-la. Allons vers quelque chose d'autre, même si ce n'est pas admis. On vous fait grise mine quand vous mettez un personnage, un arbre ou un rocher... Eh bien ! tant pis si c'est là qu'est la vérité. La quête de la réalité est difficile. Mais elle est toujours pleine si on se donne la peine de la voir. C'est en partant une fois de plus à sa recherche que la peinture se remet à vivre. Le réalisme peut faire des choses magnifiques avec ça. Mais à une condition : recommencer à voir la réalité, voir comme personne ne l'a jamais vue, c'est à dire avec les yeux de notre temps. Tous les échecs qu'on a pu enregistrer dans ce domaine ne venaient pas d'une réalité soi-disant épuisée, finie. Tous les échecs venaient de ce qu'on voulait enfermer cette réalité dans une forme qui ne lui convenait pas. Un politique est obligé d'étudier la réalité s'il veut l'appréhender afin de déterminer une certaine tactique. Sinon il devient dogmatique, et toutes les mesures qu'il peut prendre sont en porte à faux. Le peintre, c'est la même chose. Il doit partir à la conquête de la réalité, une conquête journalière, de chaque instant, à ses risques et périls. Il faut être dedans, regarder dedans, penser dedans. Il ne faut pas craindre de se bousculer soi-même, de faire autre chose, de tout recommencer, de tout apprendre. Il faut être toujours sur la brèche. Il ne faut pas craindre de déplaire...

Edouard Pignon - Éditions Denoël