Bacon, logique de la sensation
Extrait :
La peinture doit arracher la Figure au figuratif. Mais Bacon invoque deux données qui font que la peinture ancienne n'a pas avec la figuration ou l'illustration le même rapport que la peinture moderne. D'une part, la photo a pris sur soi la fonction illustrative et documentaire, si bien que la peinture moderne n'a plus à remplir cette fonction qui appartenait encore à l'ancienne. D'autre part la peinture ancienne était encore conditionnée par certaines « possibilités religieuses » qui donnaient un sens pictural à la figuration, tandis que la peinture moderne est un jeu athée. Il n'est pas sûr pourtant que ces deux idées, reprises de Malraux, soient adéquates. Car les activités se font concurrence, plutôt que l'une ne se contente de remplir un rôle abandonné par une autre. On n'imagine pas une activité qui se chargerait d'une fonction délaissée par un art supérieur. La photo, même instantanée, a une toute autre prétention que celle de représenter, illustrer ou narrer. Et quand Bacon parle pour son compte de la photo, et des rapports photographie-peinture, il dit des choses beaucoup plus profondes. D'autre part le lien de l'élément pictural et du sentiment religieux, dans la peinture ancienne, semble à son tour mal défini par l'hypothèse d'une fonction figurative qui serait simplement sanctifiée par la foi... On ne peut pas dire que le sentiment religieux soutenait la figuration dans la peinture ancienne : au contraire il rendait possible une libération des Figures, un surgissement des Figures hors de toute figuration. On ne peut pas dire non plus que le renoncement à la figuration soit plus facile pour la peinture moderne en tant que jeu. Au contraire, la peinture moderne est envahie, assiégée par les photos et les clichés qui s'installent déjà sur la toile avant même que le peintre ait commencé son travail. En effet, ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre. Et c'est bien ce que dit Bacon quand il parle de la photo : elle n'est pas une figuration de ce qu'on voit, elle est ce que l'homme moderne voit. Elle n'est pas simplement dangereuse parce que figurative, mais parce qu'elle prétend régner sur la vue, donc sur la peinture. Ainsi, ayant renoncé au sentiment religieux, mais assiégée par la photo, la peinture moderne est dans une situation beaucoup plus difficile, quoiqu'on dise, pour rompre avec la figuration qui semblerait son misérable domaine réservé. Cette difficulté, la peinture abstraite l'atteste : il a fallu l'extraordinaire travail de la peinture abstraite pour arracher l'art moderne à la figuration. Mais n'y a-t-il pas une autre voie, plus directe et plus sensible ?...
Gilles Deleuze - Les éditions de la Différence