Critique d'art



Extrait :

Salon de 1845 :
- Delacroix : Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. Il restera toujours contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Disons-le, car personne ne le dit, son tableau de Marc-Aurèle est parfaitement bien dessiné. Nous ne connaissons, à Paris, que deux hommes qui dessinent aussi bien que Delacroix. L’un est Daumier, le caricaturiste, l’autre est Ingres, l’adorateur rusé de Raphaël. Aimons-les tous les trois...
- Horace Vernet : Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. Mr Vernet suit toujours la même méthode ; grâce à cette méthode de feuilletoniste, la mémoire du spectateur retrouve ses jalons, à savoir : un grand chameau, des biches, une tente, etc... Vraiment c’est une douleur de voir un homme d’esprit patauger ainsi.
- Decamps : Il nous a ménagé cette année une surprise qui dépasse toutes celles qu’il a travaillées si longtemps avec tant d’amour. Decamps a fait du Raphaël et du Poussin. Jamais imitation ne fut mieux dissimulée ni plus savante...
- Granet : C’est un artiste fort adroit qui déploie une science très apprise dans sa spécialité de vieilleries gothiques ou religieuses, un talent très roué et très décoratif...
- Achille Devéria : Nous ne dirons pas qu’il a fait un excellent tableau, mais il a fait un tableau qui vaut surtout par des qualités d’élégance et de composition habile – c’est plutôt, il est vrai, un coloriage qu’une peinture - et par ces temps de critique picturale, d’art catholique et de crâne facture, une pareille oeuvre doit nécessairement avoir l’air naïf et dépaysé...
- Boulanger : Voici les dernières ruines de l’ancien romantisme. Où diable Boulanger a-t-il pris son brevet de peintre d’histoire et d’artiste inspiré ? est-ce dans les préfaces ou les odes de son illustre ami Victor Hugo ?
- Schnetz : Hélas ! que faire de ces gros tableaux italiens ? Nous sommes en 1845, et nous craignons fort que Schnetz en fasse encore de semblables en 1855.
- Planet : C’est l’un des rares élèves de Delacroix qui brillent par quelques unes des qualités du maître. Il a assez de talent pour faire une autre fois un tableau complet...
- Bigand : Nous l’avons bien longtemps cherché. Bigand le coloriste a fait un tableau tout brun qui a l’air d’un conciliabule de gros sauvages...
- Etex : Ô grand tailleur de pierres, pourquoi voulez-vous jouer du violon ?...
- Joyant : Un Palais des papes d'Avignon, ou encore une Vue de Venise, rien n'est embarrassant comme de rendre compte d'oeuvres que chaque année ramène avec leurs mêmes désespérantes perfections.
- Chacaton : Chacaton a quitté l'Orient. Mais il y a perdu.

Charles Baudelaire - Éditions Gallimard

Le Musée invisible

Extrait :

Une nuit de 2003, des toiles de Gauguin, de Van Gogh et de Picasso disparaissent d'une galerie de Manchester... L'enquête n'a même pas le temps de commencer que le lendemain, un appel anonyme y met un terme. Les toiles se trouvent dans des toilettes publiques, à proximité du musée, annonce l'interlocuteur... Comble de l'humiliation, une note manuscrite jointe dévoile les motivations du forfait : « Souligner les faiblesses du système de sécurité. » Pour les enquêteurs de Scotland Yard, les malfaiteurs ont simplement pris conscience de leur incapacité à monnayer leur butin. Que faire de tels chefs d'oeuvre ? À qui les vendre et pour quels montant ? Ces questions, l'expérience le montre, placent souvent les voleurs face à un terrible casse-tête. Contrairement à la drogue, les pièces qu'ils tentent d'écouler ne sont pas en elles-mêmes illégales. Mais à l'inverse des billets de banque dérobés ou falsifiés, des cigarettes illégalement importées ou des vêtements contrefaits, ces objets sont uniques. Avec le temps, de plus en plus de pays se sont dotés d'équipes d'enquêteurs spécialisés et surtout de fichiers d'objets disparus. En France, la base Treima, établie par la police, compte plus de cent mille oeuvres... À l'heure d'internet, des sites spécialisés répertorient les principaux vols réalisés à travers le monde. Une oeuvre majeure n'a donc théoriquement aucune chance d'échapper aux différents filtres mis en place. Les voleurs sont placés face à un curieux paradoxe : plus la pièce présente de valeur, moins elle intéresse de monde. En effet, ni le marchand sérieux, ni le brocanteur des Puces un tant soit peu prudent ne voudra d'un Matisse ou d'un Warhol dépourvu de certificats d'authenticité et d'acte d'achat. « Les grands maîtres du vol s'attaquent maintenant aux petits maîtres de la peinture », aimait à dire Bernard Darties, longtemps cheville ouvrière et mémoire de l'OCBC, l'Office Central de lutte contre le trafic des Biens Culturels...

Nathaniel Herzberg - Éditions du Toucan

Le Prince foudroyé



Extrait :

Bientôt, la nécessité de refaire un portrait devient irrésistible. Un vrai portrait. Un corps à corps incertain avec le sujet. Il choisit à nouveau Jeannine. Derrière le visage disponible et mystérieux de sa femme, il traque le secret de la forme, irrité de la résistance que le modèle lui oppose, toujours présent, toujours prêt à s'effacer, tel un mirage. En 1939, le rouge le plus fauve lui semblait indispensable pour faire jaillir la vérité. Il avait choisi un cadre large : Jeannine assise dans un fauteuil. À présent, il resserre son champ de vision, focalise sur le visage, le nez, les pommettes, à l'affût d'une structure cachée. On ignore le nombre de dessins qui lui furent nécessaires. Peu importe. Staël n'attache pas d'importance excessive aux esquisses et aux brouillons : il n'éprouve aucun fétichisme à l'égard de sa production. Seuls l'intéressent la séance en cours et le progrès du jour. Dans le travail qu'il exécute, Jeannine fixe le sol. Staël ne guette pas son regard ; il cherche la ligne pure, le trait qui résumera au plus près son modèle. En définitive, semblant peu à peu renoncer à son enveloppe charnelle, Jeannine subit une intense métamorphose. Elle n'est plus que l'expression d'une profonde gravité, d'un mystère que rien ne peut abolir. De trois quarts, elle apparaît plongée dans une méditation douloureuse sur son existence. Même le fichu jaune qui encadre ses cheveux noirs et recouvre sa gorge semble vaciller comme une flamme mourante. deux toiles ont été sauvegardées, qui ponctuent cette recherche désespérée et grandiose. Deux bornes qui marquent le partage entre deux mondes, entre un avant et un après. Dans cette expérience, Staël semble presque avoir épuisé l'ivresse d'un sommet entrevu au-delà d'un miroir. Le premier tableau vise juste en peu de traits. Une touche de noir, une touche de bistre. Le visage est simplement esquissé. Le second a été conduit à son terme. Peu importe que ce grand portrait, si souvent reproduit, rende clairement hommage au Greco et au Picasso de la période bleue : pour lui, il est annonciateur d'une rupture prochaine, d'un engagement nouveau. Plus tard, il racontera son étonnement à l'issue de cette expérience picturale qui le laissa incrédule devant ses deux tableaux : "les regardant, je m'interrogeais : qu'ai-je peint là ? Un mort vivant, un vivant mort ?" Il avait peint l'avenir.
Son adieu à une stricte figuration...


Laurent Greilsamer - Éditions Fayard

La Course à l'abîme



Extrait :

À la nuit tombante, je me trouvais de l'autre côté de Rome, devant la porte San Sebastiano. La via Appia antica s'ouvrait devant moi. La lune monta à l'horizon. Elle détachait les rangées de pins et de cyprès au bord de la route. Le rayon glissait sur les dalles, qu'il polissait comme un miroir. Je revois chaque instant de ce parcours. Les tombes, les stèles, les sarcophages, les cippes en procession funéraire s'avancent à ma rencontre. Trois colonnes d'un temple écroulé dressent leurs chapiteaux intacts sur la campagne endormie. Ce magnifique spectacle, j'ai honte de m'en émerveiller autant. Ces ruines sublimes, je voudrais les chasser de ma vue. Suis-je venu à Rome pour céder à l'enchantement du passé ? Une stèle posée sur le talus me montre un jeune homme de proportions et de formes parfaites, modelé en bas-relief dans le marbre. Dois-je admirer ce pur échantillon de ce que les canons antiques définissent comme la beauté idéale ? Ne faut-il pas au contraire me rebiffer ? Repousser tout ce qui a l'air d'un modèle ? Fuir ce qui pourrait me brider ? Le lendemain et les jours qui suivirent, incapable d'entrer dans Rome, j'errais entre les tombes. Combien de temps ai-je vécu parmi les morts ? Malgré la solitude complète où je vivais, il m'était difficile de me croire revenu à l'origine du monde, né de rien. La vue continuelle de ces tombeaux, de ces colonnes, de ces statues, l'éclat de ces vestiges disséminés dans la campagne comme un décor de théâtre, la marche silencieuse des aqueducs vers les collines qui bordaient l'horizon, tout me rappelait la présence de Rome, la grandeur de Rome, la gloire à laquelle aucun autre peuple, aucune autre nation n'a jamais atteint. Un italien ne peut-être, qu'il le veuille ou non, qu'un fils de Rome, un héritier de cette grandeur et de cette gloire, le légataire et le responsable de ce patrimoine écrasant. Un matin, je me révolte : non à la dictature du passé ! Sorti de mon refuge dès le lever du jour, je cherche dans les débris qui encombrent le fossé une pierre assez pointue, et, à l'aide de ce marteau improvisé, me voilà à taper de toutes mes forces sur la stèle de l'éphèbe. Ah ! il peut toujours me mettre au défi de créer de ma main un corps aussi parfait ! Sa provocation, je ne la relèverai pas. Ai-je l'intention de me faire un nom ? Quel autre but m'aurait amené à Rome ? Ne sais-je pas que le piège, pour le jeune artiste qui débarque dans l'Urbs, est de tomber dans ce culte de l'Antiquité qui a empêché d'aller jusqu'au bout de leur génie un Perrugino, un Sebastiano del Piombo, un Raphaël lui-même ? Comme tant de maîtres moins illustres, la peur d'être ce qu'ils étaient et de n'être que cela leur a coupé les ailes. Renaissance, quel mot stupide ! Je veux naître, non re-naître !

Dominique Fernandez - Éditions Grasset

Lettre à Mersenne



Extrait :

Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c'est tout de même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l'autre, sinon que le mot beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de votre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable aient aucune mesure déterminée. Et je ne le saurais mieux expliquer, que j'ai fait autrefois, en ma Musique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j'ai le livre entre les mains : « Entre les objets d'un sens, le plus agréable à l'esprit n'est pas celui qui est perçu avec le plus de facilité, ni celui qui est perçu avec le plus de difficulté. C'est celui dont la perception n'est pas assez facile pour combler l'inclination naturelle par laquelle les sens se portent vers leurs objets, et n'est pas assez difficile pour fatiguer le sens. » J'expliquais « ce qui est perçu facilement ou difficilement par le sens » comme, par exemple, les compartiments d'un parterre qui ne consisteront qu'en une ou deux sortes de figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s'il y en avait dix ou douze, et arrangés diversement ; mais ce n'est pas à dire qu'on puisse nommer absolument l'un plus beau que l'autre mais, selon la fantaisie des uns, celui de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres, celui de quatre, ou de cinq, etc... Mais ce qui plaira à plus de gens, pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé...

René Descartes - Éditions Flammarion