La Course à l'abîme



Extrait :

À la nuit tombante, je me trouvais de l'autre côté de Rome, devant la porte San Sebastiano. La via Appia antica s'ouvrait devant moi. La lune monta à l'horizon. Elle détachait les rangées de pins et de cyprès au bord de la route. Le rayon glissait sur les dalles, qu'il polissait comme un miroir. Je revois chaque instant de ce parcours. Les tombes, les stèles, les sarcophages, les cippes en procession funéraire s'avancent à ma rencontre. Trois colonnes d'un temple écroulé dressent leurs chapiteaux intacts sur la campagne endormie. Ce magnifique spectacle, j'ai honte de m'en émerveiller autant. Ces ruines sublimes, je voudrais les chasser de ma vue. Suis-je venu à Rome pour céder à l'enchantement du passé ? Une stèle posée sur le talus me montre un jeune homme de proportions et de formes parfaites, modelé en bas-relief dans le marbre. Dois-je admirer ce pur échantillon de ce que les canons antiques définissent comme la beauté idéale ? Ne faut-il pas au contraire me rebiffer ? Repousser tout ce qui a l'air d'un modèle ? Fuir ce qui pourrait me brider ? Le lendemain et les jours qui suivirent, incapable d'entrer dans Rome, j'errais entre les tombes. Combien de temps ai-je vécu parmi les morts ? Malgré la solitude complète où je vivais, il m'était difficile de me croire revenu à l'origine du monde, né de rien. La vue continuelle de ces tombeaux, de ces colonnes, de ces statues, l'éclat de ces vestiges disséminés dans la campagne comme un décor de théâtre, la marche silencieuse des aqueducs vers les collines qui bordaient l'horizon, tout me rappelait la présence de Rome, la grandeur de Rome, la gloire à laquelle aucun autre peuple, aucune autre nation n'a jamais atteint. Un italien ne peut-être, qu'il le veuille ou non, qu'un fils de Rome, un héritier de cette grandeur et de cette gloire, le légataire et le responsable de ce patrimoine écrasant. Un matin, je me révolte : non à la dictature du passé ! Sorti de mon refuge dès le lever du jour, je cherche dans les débris qui encombrent le fossé une pierre assez pointue, et, à l'aide de ce marteau improvisé, me voilà à taper de toutes mes forces sur la stèle de l'éphèbe. Ah ! il peut toujours me mettre au défi de créer de ma main un corps aussi parfait ! Sa provocation, je ne la relèverai pas. Ai-je l'intention de me faire un nom ? Quel autre but m'aurait amené à Rome ? Ne sais-je pas que le piège, pour le jeune artiste qui débarque dans l'Urbs, est de tomber dans ce culte de l'Antiquité qui a empêché d'aller jusqu'au bout de leur génie un Perrugino, un Sebastiano del Piombo, un Raphaël lui-même ? Comme tant de maîtres moins illustres, la peur d'être ce qu'ils étaient et de n'être que cela leur a coupé les ailes. Renaissance, quel mot stupide ! Je veux naître, non re-naître !

Dominique Fernandez - Éditions Grasset