Le Prince foudroyé



Extrait :

Bientôt, la nécessité de refaire un portrait devient irrésistible. Un vrai portrait. Un corps à corps incertain avec le sujet. Il choisit à nouveau Jeannine. Derrière le visage disponible et mystérieux de sa femme, il traque le secret de la forme, irrité de la résistance que le modèle lui oppose, toujours présent, toujours prêt à s'effacer, tel un mirage. En 1939, le rouge le plus fauve lui semblait indispensable pour faire jaillir la vérité. Il avait choisi un cadre large : Jeannine assise dans un fauteuil. À présent, il resserre son champ de vision, focalise sur le visage, le nez, les pommettes, à l'affût d'une structure cachée. On ignore le nombre de dessins qui lui furent nécessaires. Peu importe. Staël n'attache pas d'importance excessive aux esquisses et aux brouillons : il n'éprouve aucun fétichisme à l'égard de sa production. Seuls l'intéressent la séance en cours et le progrès du jour. Dans le travail qu'il exécute, Jeannine fixe le sol. Staël ne guette pas son regard ; il cherche la ligne pure, le trait qui résumera au plus près son modèle. En définitive, semblant peu à peu renoncer à son enveloppe charnelle, Jeannine subit une intense métamorphose. Elle n'est plus que l'expression d'une profonde gravité, d'un mystère que rien ne peut abolir. De trois quarts, elle apparaît plongée dans une méditation douloureuse sur son existence. Même le fichu jaune qui encadre ses cheveux noirs et recouvre sa gorge semble vaciller comme une flamme mourante. deux toiles ont été sauvegardées, qui ponctuent cette recherche désespérée et grandiose. Deux bornes qui marquent le partage entre deux mondes, entre un avant et un après. Dans cette expérience, Staël semble presque avoir épuisé l'ivresse d'un sommet entrevu au-delà d'un miroir. Le premier tableau vise juste en peu de traits. Une touche de noir, une touche de bistre. Le visage est simplement esquissé. Le second a été conduit à son terme. Peu importe que ce grand portrait, si souvent reproduit, rende clairement hommage au Greco et au Picasso de la période bleue : pour lui, il est annonciateur d'une rupture prochaine, d'un engagement nouveau. Plus tard, il racontera son étonnement à l'issue de cette expérience picturale qui le laissa incrédule devant ses deux tableaux : "les regardant, je m'interrogeais : qu'ai-je peint là ? Un mort vivant, un vivant mort ?" Il avait peint l'avenir.
Son adieu à une stricte figuration...


Laurent Greilsamer - Éditions Fayard