Lorsque
Isaac Newton découvre le spectre à l'horizon des années 1665-1666, il met sur
le devant de la scène un nouvel ordre des couleurs au sein duquel il n'y a
désormais plus de place ni pour le blanc, ni pour le noir. C'est une véritable
révolution chromatique. Pendant près de trois siècles, le noir et le blanc ont donc
été pensés et vécus comme des « non couleurs », voire comme formant
ensemble un univers propre, contraire à celui des couleurs : « en
noir et blanc » d’un côté, « en couleurs » de l'autre. En
Europe, une telle opposition a été familière à une douzaine de générations et,
même si elle n'est plus guère de mise de nos jours, elle ne nous choque pas
vraiment. Nos sensibilités, toutefois, ont changé. Ce sont les artistes qui les
premiers, à partir des années 1910, ont peu à peu redonné au noir et au blanc
le statut qui avait été le leur avant la fin du Moyen âge : celui de
couleurs authentiques. Les hommes de science ont suivi, même si les physiciens
sont longtemps restés réticents à reconnaître au noir des propriétés
chromatiques. Le grand public enfin a fait de même, si bien qu'aujourd'hui,
dans nos codes sociaux et dans notre vie quotidienne, nous n'avons plus guère
de raison d'opposer le monde des couleurs et celui du noir et blanc. Tout juste
reste-t-il ici ou là (photographie, cinéma, presse, édition) quelques reliquats
de l'ancienne distinction. À la fin de l'année 1946, une exposition à la
galerie Maeght, à Paris, proclamait, avec une sorte d'insolence « Le noir
est une couleur ». Il s'agissait non seulement d'attirer l'attention du
public et des médias par un slogan accrocheur, mais aussi d'affirmer une
position différente de celle enseignée dans les écoles des beaux-arts et dans
les traités académiques de peinture. Peut-être même, à quatre siècles et demi
de distance, les peintres exposés souhaitaient-ils répondre à Léonard de Vinci
qui, le premier chez les artistes, avait proclamé, dès la fin du XVe siècle,
que le noir n'était pas vraiment une couleur. « Le noir est une couleur » :
une telle affirmation est redevenue aujourd'hui une évidence, presque une platitude ;
la véritable provocation serait d'affirmer le contraire. […] Si l'on en croit
les premiers versets de la Genèse, les ténèbres ont précédé la lumière, elles
enveloppaient la terre lorsque celle-ci était encore privée de tout être vivant ;
l'apparition de la lumière était une condition obligée pour que la vie puisse
apparaître sur la terre. Pour le premier récit de la Création, le noir a donc
précédé toutes les autres couleurs. Il est la couleur primordiale, mais aussi
celle qui dès l'origine possède un statut négatif : dans le noir, pas de
vie possible ; la lumière est bonne, les ténèbres ne le sont pas. Pour la
symbolique des couleurs, le noir apparaît déjà, après seulement cinq versets bibliques,
comme vide et mortifère. […] Ce noir des origines se retrouve dans d'autres
mythologies, non seulement en Europe mais aussi en Asie et en Afrique. C'est
souvent un noir fécond et fertile, comme celui de l'Égypte qui symbolise le
limon déposé par les eaux du Nil dont les crues bénéfiques sont attendues chaque
année avec espérance ; il s'oppose au rouge stérile du sable du désert.
Ailleurs, le noir fertile est simplement représenté par de gros nuages sombres,
gonflés de pluie, prête à s'abattre sur la terre pour la féconder…