Maitres et serviteurs



Sur Watteau : Dans sa jeunesse, ne pas avoir toutes les femmes lui avait paru un intolérable scandale. Qu'on m'entende bien : il ne s'agissait pas de séduire. Non, ce dont il enrageait, c'était de ne pouvoir arbitrairement décider de disposer d'une, épouse du mécène, fillette ou vieille catin, de l'index la désigner, qu'à ce geste elle vînt et tout aussitôt s'offrît, et que la jetant là ou l'emportant ailleurs, tout aussitôt il en jouît. Qu'on m'entende encore : il n'était pas question de les y contraindre, qu'une loi ou quelque autre violence les y contraignît ; non, mais qu'elles le voulussent comme il les voulait, indifféremment et absolument, que ce désir leur ôtât tout discours comme à lui-même il l'ôtait, que d'elles mêmes enfin elles courussent au fond du bois et muettes, allumées, sans le souffle, s'y disposassent pour qu'il les consommât, sans autre forme de procès. Je suis curé de Nogent. Quand je le connus, il avait depuis longtemps renoncé, et donc, il peignait. Ce fut le gros Crozat qui l'emmena, ou peut-être Haranger, l'abbé ; tous ces beaux esprits possèdent ici des folies, des pavillons chinois, des bosquets à colonnades dans quoi ils soupent, écoutent les violons, les feuillages, voient la Marne au bout de trouées dans les arbres. Je n'ai pas envie de le dépeindre au travail ; qu'on sache seulement qu'il effleurait la toile à petits coups brusques ; qu'il peignait court ; qu'il n'était pourtant pas un pouce de son corps qui ne participât à ce presque rien ; que ses grands mouvements de tout le bras, de tout le jarret, de loin jetés comme pour fouetter violemment la toile et jouir de cet éclat, se résolvaient dans un attouchement furtif, une caresse exaspérée, empêchée : il préparait une gigantesque gifle et ne posait qu'une mouche sur la joue d'une Colombine : tout cela l'irritait beaucoup, l'épuisait. J'imaginais alors que tous les peintres en usaient ainsi. Ce ne fut que plus tard que j'appris de sa bouche que cette petite touche, comme à l'escrime, n'était pas si commune et lui valait d'être classé par ses égaux parmi ceux qu'on appelle, en jargon de métier, les petits toucheurs. Ce fut pour le distraire que je l’entrainais dans des promenades le long d’étangs à carpes que le gel saisissait, bien qu’il maugréât beaucoup à me suivre, ne goûtant guère la sauvagerie de nature, et la déambulation encore moins ; on l’a dit taciturne, il est vrai qu’il l’était ; mais parlait-il de ses maîtres avec leurs cannetilles d’argent, leurs gilets brochés, leurs cravates, ou du petit peuple de Nogent qui élève des lapins et des poules, alors c’était un petit drôle, alerte et gentil, mordant, contrefaisant tous avec un art bouffon qui n’épargnait personne. Un bouffon un peu spectre, tout de même ; car ce qu'il brocardait le plus et frappait d'irréalité, c'était lui-même : lui, Monseigneur le Peintre, devant l'ombre de qui il faisait mine de se découvrir, affectant le parler picard et ouvrant les gros yeux d'un jacques de la Farce. Ce fut aussi pour le distraire que j'amenai chez lui Agnès et Elisabeth, fille et nièce d'un bourgeois de mes amis, toutes deux occupées de fous rires, de billets échangés et de mélancolie feinte, occupées surtout de chercher un objet qu'elles pussent aimer, innocentes mais caillettes, lactées, cousines. Ce fut pour le distraire, mais je n'ai pas si belle âme : ce fut aussi pour le tenter...

Maîtres et serviteurs est publié par les Éditions Verdier.