Pierre-Auguste Renoir, mon père

Extrait :

La palette de Renoir était propre « comme un sou neuf ». C'était une palette carrée s'emboîtant dans le couvercle d’une boîte de même forme. Dans l'un des doubles godets, il mettait l'huile de lin pure, dans l'autre un mélange d'huile de lin et d'essence de térébenthine en proportions égales. Sur une table basse, à côté de son chevalet, il y avait un verre rempli d'essence de térébenthine dans lequel il rinçait son pinceau presque après chaque application de couleur. Dans la boîte et sur la table, il avait quelques pinceaux de rechange. Il n'en employait que deux ou trois à la fois. Dès qu'ils commençaient à s'user, bavaient, ou, pour une raison quelconque, ne lui permettaient plus une absolue précision de touche, il les jetait. Il exigeait que les vieux pinceaux soient détruits, de peur de tomber sur l'un d'eux pendant son travail. Sur la petite table il y avait également des chiffons propres sur lesquels il séchait de temps en temps son pinceau. Sa boîte aussi bien que la table étaient tenues en ordre parfait. Les tubes de couleurs étaient toujours enroulés du bout de façon à obtenir l'exacte quantité de couleur voulue en les pressant. Au début de la séance, la palette qui avait été nettoyée à la fin de la séance précédente était immaculée. Pour la nettoyer il la grattait d'abord, essuyait le grattoir sur du papier qu'il jetait tout de suite dans le feu. Puis il la frottait avec un chiffon imbibé d'essence de térébenthine jusqu'à ce qu'il n'y ait plus trace de couleur sur le bois. Il brûlait également le chiffon. Les pinceaux étaient lavés à l'eau froide et au savon. Il recommandait d'en frotter doucement les poils sur la paume de la main. J'étais quelquefois chargé de cette opération et j'en étais fier. Renoir a lui-même décrit la composition de sa palette dans une note que je transcris et qui date évidemment de la période impressionniste : « Blanc d'argent, jaune de chrome, jaune de Naples, ocre jaune, terre de Sienne naturelle, vermillon, laque de garance, vert Véronèse, vert émeraude, bleu de cobalt, bleu outremer, couteau à palette, grattoir, essence, ce qu'il faut pour peindre. L'ocre jaune, le jaune de Naples et la terre de Sienne ne sont que des tons intermédiaires dont on peut se passer puisque vous pouvez les faire avec les autres couleurs. Pinceaux en martre, brosses plates en soie. » On remarque l'absence de noir, « La reine des couleurs », comme il devait le proclamer après son voyage en Italie. [...] Je l'ai vu en de rares occasions employer du vermillon chinois, qu'il plaçait entre la laque de garance et la terre verte. Il lui arriva souvent, dans les derniers temps, de simplifier encore et de se passer pour certains tableaux d’ocre rouge ou de terre verte. [...] La modestie de ces moyens était impressionnante. Les petits tas de couleur semblaient perdus sur la surface du bois, entourés de vide. Renoir ne les entamait qu'avec parcimonie, avec respect. Il aurait cru insulter Mullard, qui avait broyé soigneusement ces couleurs, en en surchargeant sa palette et en ne les utilisant pas jusqu'à la dernière parcelle. [...] Les couleurs de Mullard étaient encore broyées à la main. Je revois l’atelier vitré, donnant de plain-pied sur une cour, dans lequel une demi-douzaine de jeunes femmes en blouse blanche tournaient les pilons dans les mortiers...

Jean Renoir - Éditions Gallimard