Quand
verrais-je enfin naître un bouquin imparfait, mais vif, qui, sans illustrations
de luxe, ne sentirait pas l'huile, l'enseignement, le dessèchement intellectuel ?
Je rêverais un livre sur l'art, qui serait comme un vieux conte de fées ;
les choses les plus abstraites seraient à l'oreille des profanes une musique
délicate ; même s'ils n'en comprenaient pas le sens exact et profond, ils
se sentiraient portés sur les eaux claires de la vision vers un pays inconnu.
Mais les critiques souriraient ; « Nous connaissons cela,
diraient-ils ; défions-nous de ces imaginatifs qui prennent vessies pour
lanternes, papier-monnaie pourrissant pour or trébuchant. Où celui-ci nous
conduit-il ? » O juges improvisés, sévères ou bénévoles, ratiocineurs
de tout poil et de toutes races, aurai-je donc toujours à peser pourquoi je
suis enchanté ou navré, pourquoi mes yeux sont ravis, mon cœur ému, si je suis
enfin dans une ligne « constructive », plus dessinateur que peintre, traditionnel
ou rebelle ? Les critiques ont la rage de vous chercher un état civil pictural,
de vous lier à tel mouvement. Ou bien encore veulent-ils que votre art fasse
corps avec un évangile social, politique, parfois assez décoratif, de leur
fabrication. Pour moi, si je disais mes préférences, irais-je avouer que j'ai
horreur d'un certain vague, d'une certaine tendance au rêve ou plus exactement
à la rêverie vagissante et sentimentale. J'ai horreur des prétendus
« états d'âme ». J'ai toujours aimé l'air du large, et ma solitude
est si peuplée que pas une seconde je n'ai pu arriver à m'ennuyer. Je suis le
plus joyeux drille que la terre ait jamais porté. Mais la peinture, chers
Méditerranéens, n'est pas toujours ce plat délicat ou vulgaire accroché à un
mur. Et la joie n'est pas seulement une arabesque heureuse, un rythme
harmonieux sur un ciel serein. Je n'ai jamais haï l'Ecole. Pauvre, j'étais
heureux d'y pouvoir dessiner d'après le modèle vivant ou l'antique. Mais je n'ai
jamais été un pilier de la Closerie des Lilas, ni, plus tard, du Lapin-Agile
ni, aujourd'hui ou hier, de la Rotonde ou du Dôme. Les petits restaurants, les
cafés où fréquentaient les rapins de 1830 et de 1880, n'étaient-ils pas parfois
les champs de bataille où se déroulait ce qu'il était convenu d'appeler la lutte
des idées ? Parentés ou liens spirituels qu'on peut m'attribuer, si l'on y
tient. Je n'en suis pas comptable, ni des groupements où l'on a voulu me
placer, à tort ou à raison. Ne serais-je pas, comme on l'a dit, spécialiste de
la laideur, ou père cérébral de l'expressionnisme ? Je puis dire que je
n'ai jamais brigué ces titres. Je crois, à m'isoler, n'avoir pas tant d'orgueil
qu'il paraît, mais souci de me recueillir, de travailler en paix, d'éviter la surproduction
et les tentations trop nombreuses de dispersion. Je ne crois absolument pas aux
belles étiquettes sur les flacons, ni aux professions de foi magnifiques. Si je
parle d'équilibre de la forme et de la couleur, chez les anciens, puis-je
ajouter que certains artistes du passé ont pu avec leur pinceau dessiner
admirablement ? Quand on a vu dans toutes les Ecoles les dessins des
Maîtres, on sait qu'ils attaquent la forme à différentes époques de leur vie
d'une façon qui n'est pas toujours identique, avec un diamant ou un crayon à la
pointe d'argent aujourd'hui, et demain de manière toute différente. Ils peuvent
dessiner par grands plans, un peu comme des sculpteurs ou d'une manière plus
serrée et analytique ; ils n'obéissent pas, ce faisant, à une mode
saisonnière, bien plutôt à un besoin intérieur, à une nécessité plastique, particulière
à leur évolution...