Dans les
années vingt et trente, on fait de Corot, mort depuis un demi-siècle, le héraut
du retour à l'ordre contre les errements de l'avant-garde. Mort peintre, il
renaît garde-frontière. Avec ses eaux plates, l'étang de Corot devient une
certaine idée de la modération française au milieu des excès. [...] On est
attendri devant cet effort pour rendre beau ce qui ne l'est pour personne, pour
prouver l'immense beauté de lieux parfaitement ordinaires. On sourit de cette
peinture des culs-de-sac, des lieux sans âmes, des murs aveugles, des troncs
décharnés, des routes qui vont se coincer entre deux murs après un virage
foireux. [...] Une route qui monte et qui va se coincer entre deux murs, une
vieille femme qui la gravit, les arbres sont morts. Des paysans qui quittent
leur village avec un cochon, le clocher est déjà loin. Un cul-de-sac. Une plage
déserte, un bateau échoué. Un mur fiché en plein sable, le sable se divise pour
déjouer son obstruction et s'écouler à perte de vue. Un autre cul-de-sac,
d'autres pertes de vue. Deux paysages comme des tremblements de terre, la route
bondit par-dessus les crevasses. Un aqueduc vu de tout en bas, il nous fait
devenir nains avec ses pattes de géant. Une pente, c'est elle seule qu'on
regarde dans le tableau, pas le gentil village auquel elle aboutit. Des gens
blancs comme des morts, des femmes en costume de fête, au regard triste comme
si elles avaient raté le bal, elles ont oublié pourquoi elles sont vêtues en
bayadère. Une minuscule fenêtre percée dans un mur, elle obsède le tableau. Des
toits qui foncent comme une autoroute et qui vont s'écraser contre un palais de
marbre. [...] Les paysages de Corot sont des cailloux, ils en ont le gris et
l'arrondi, l'enfantine simplicité, le gris veiné de blanc, d'ocre et de bleuté.
Ils sont toujours trouvés en route, la route du peintre qui devient la nôtre
quand nous les regardons, route qui divague, route qui se perd, qui s'enroule
dans le paysage et qui s'y tapit. [...] Corot peint à côté. Même à Rome, quand
il peint des monuments, il regarde de biais, exactement comme font les enfants
qu'on y traîne et qui, pendant qu'on leur tient de grands discours instructifs,
ne quittent pas des yeux la bétonneuse en marche, l'handicapé qui fait la
manche dans un fauteuil motorisé, le caniveau où se déroule le drame d'une
mouche en train de se noyer. Le côté caniveau fait la vérité de ces fleuves
peints par Corot. [...] Il fait de la peinture portative. Il part avec une
boîte à peinture, on devrait plutôt dire une petite valise, une mallette de
voyageur et du matériel léger, papier, toiles de petits formats. Peinture à
transporter : on va sur place, on sort le papier ou la toile de la boîte,
on met le paysage dessus, on remet le tout dans la boîte et on repart. Ce qui
donne des paysages au format de la boîte, 30 sur 50 cm maximum. C'est le côté
VRP de Corot, il court les routes pour placer son regard, faire affaire avec
les paysages. Dans les carnets de Corot, on trouve des listes qui ressemblent
aux courses à faire et qui le sont d'une certaine manière, puisque Corot part
en vadrouille pour faire son marché de paysages. 1857, par exemple :
Domfront / Saint-Lô / Brest / Mantes, mai. Ville-d'Avray, juin. Genève,
juillet. Auvergne, août. Dunkerque, septembre...