L’endroit avait été découvert par deux peintres italiens en promenade dans la forêt de
Fontainebleau. C’est chez Jules Chevillon qu’ils s’installèrent en 1863. Le cadet, Joseph Palizzi, se
fit même construire un studio sur le terrain de l’auberge. Il y demeurait encore à l’arrive de Fanny
Osbourne. A sa suite, d’autres italiens, quelques espagnols et bientôt l’ensemble de la colonie
étrangère qui étudiait l’hiver dans les ateliers parisiens émigrèrent à Grez. A deux heures et demie
de train de la capitale, mais plus paisible, et plus secret que Barbizon, où la présence de Diaz, de
Millet, de Corot, les maîtres, avait attiré des centaines de disciples, Grez présentait l’avantage de
s’étirer au bord du Loing... La rivière pour les paysagistes ! Les jeux de l’eau et de la lumière
offraient une inépuisable matière d’étude aux travailleurs inspirés. Aux sportifs et aux oisifs, les
joies de la natation et du canotage. De tous les horizons, de toutes les tendances et de tous les
âges, ces hommes s’étaient mis d’accord sur un point : l’hôtel afficherait toujours complet pour
les crâneurs, les touristes et les bourgeois. Durant quarante ans, jusqu’à la guerre de 14, la famille
Chevillon allait materner, nourrir et soigner avec une inépuisable bonté plusieurs générations
d’artistes. Ecrivains, peintres, musiciens que leurs pays d’origine reventiquent aujourd’hui. Des
frères Palizzi aux frères Goncourt, d’August Strindberg à Robert Louis Stevenson, de Théodore
Robinson à Carl Lindström, tous célèbres chez eux, court un même fil. Un Lien. Un lieu.
L’auberge Chevillon. A Paris, à New York, les galeries exposent désormais ce qu’il est convenu
d’appeler « l’ école de Grez » .
Sous le pâle soleil de mai, la paroi grise des champs de maïs craque et frissonne. Les chardons
bleus et les pissenlits blancs fleurissent doucement dans la terre encore dure des chemins creux.
Les peupliers se dressent immobiles, au bord de la rivière. Entre les îlots, le Loing ondule, lourd
comme une coulée de chaume clair. Les poissons filent sous les nénuphars. Au loin, par l’une des
arches du pont, on aperçoit la silhouette rousse d’une vache, la paix solennelle de la campagne à
l’heure de midi. A l’abri d’un grand parasol crème, le dos bien droit sur son pliant, la palette à
bout de bras, Fanny tente de reproduire la douceur de ce printemps. Elle a planté son chevalet
sur la berge, mélangé ses couleurs ...