Extrait :
La fin d’une opulente journée du mois d’août 1942, vers deux mille quatre cents mètres d’altitude, au cœur d’un petit massif très sauvage, très oublié, entre Tarentaise et Mont Blanc. Nous avions durement trimé pour arriver jusque là. Dix heures de marche avec des charges trop lourdes ; la tente, la corde, une semaine de vivres en cette période de misère ! Il avait fallu aussi glaner des fagots de brindilles au cours de la dernière tirée, car de réchaud, bien entendu, pas question. D’ailleurs c’était mieux ainsi, parce qu’un feu de bois réjouit l’âme. A présent la brise chassait tantôt du côté du lac, tantôt dans les yeux la fumée des vieux ceps de rhododendrons. L’ombre descendait en rase-mottes parmi les gazons et les pierriers. Puis elle noya la combe tout entière, et nous avec. Ensuite elle commença d’avaler l’autre versant. Le festival du couchant s’amorçait au rythme des solennités perdues, celles qui défilent depuis trente ou quarante siècles sur les murailles ruinées des temples. Les teintes viraient de l’or à l’orange, tandis que les couloirs, les failles, les plus minces fissures creusaient les parois avec la précision d’un travail au burin. Un feu semblait monter des profondeurs de la roche. Elle se purifiait des gangues de la matière et du poids, irradiait, se résorbait dans la lumière. Enfin l’intensité des couleurs s’éleva encore d’un degré, toute cette alchimie parvint à son terme, et le bouquet des aiguilles brasilla sur fond d’azur. Pourtant le spectacle n’avait pas encore vraiment débuté. Car soudain un nouvel élément s’insinua dans le décor, un trait mince, d’une blancheur neigeuse, tendu entre deux crocs de pierre. Quelques secondes plus tard, cela ressemblait à un fuseau. Y a-t-il beaucoup d’innocents pour découvrir la lune en plein XXe siècle ? Le satellite se dégagea avec majesté du filet des crêtes. Ce mouvement s’accélérait considérablement et l’on regardait défiler un autre univers. Enfin tout contact fut rompu, et il demeura suspendu dans le vide. Juste au moment où les rochers parvenaient au plus haut point d’incandescence, un couple de corneilles, détaché des parois, entama un carrousel dont les figures l’amenait tantôt en plein ciel, tantôt sur le disque aveuglant de la lune, tantôt le long des verticales flamboyantes où les poursuivaient leurs ombres...
Samivel - Éditions Albin Michel