Extrait :
Le lundi, Manette fut exacte. Après quelques mots, elle commença à se déshabiller lentement, rangeant avec ordre sur le divan les vêtements qu'elle quittait. Puis elle monta sur la table à modèle avec sa chemise remontée contre sa poitrine, et dont elle tenait entre ses dents le festonnage d'en haut, dans le mouvement ramassé, pudique, d'une femme honnête qui change de linge. Car, malgré leur métier et leur habitude, ces femmes ont de ces hontes. La créature bientôt publique qui va se livrer toute aux regards des hommes, a les rougeurs de l'instinct, tant que son talon ne mord pas le piédestal de bois qui fait de la femme, dès qu'elle s'y dresse, une statue de nature, immobile et froide, dont le sexe n'est plus rien qu'une forme. Jusque-là, jusqu'à ce moment où la chemise tombée fait lever de la nudité absolue de la femme la pureté rigide d'un marbre, il reste toujours un peu de pudicité dans le modèle. Le déshabillé, le glissement de ses vêtements sur elle, l'idée des morceaux de sa peau devenant nus un à un, la curiosité de ces yeux d'hommes qui l'attendent, l'atelier où n'est pas encore descendue la sévérité de l'étude, tout donne à la poseuse une vague et involontaire timidité féminine qui la fait se voiler dans ses gestes et s'envelopper dans ses poses. Puis, la séance finie, la femme revient encore, et se retrouve à mesure qu'elle se rhabille. On dirait qu'elle remet sa pudeur en remettant sa chemise. Et celle-là qui donnait à tous, il n'y a qu'un instant, toute la vue de sa jambe, se retournera pour qu'on ne la voie pas attacher sa jarretière. C'est dans la pose seulement que la femme n'est plus femme, et que pour elle les hommes ne sont plus des hommes. La représentation de sa personne la laisse sans gêne et sans honte. Elle se voit regardée par des yeux d'artistes ; elle se voit nue devant le crayon, la palette, l'ébauchoir, nue pour l'art de cette nudité presque sacrée. Ce qui erre sur elle et sur les plus intimes secrets de sa chair c'est la contemplation sereine et désintéressée, c'est l'attention passionnée et absorbée du peintre, du dessinateur, du sculpteur, devant ce morceau du Vrai qu'est son corps : elle se sent être pour eux ce qu'ils cherchent et ce qu'ils travaillent en elle, la vie de la ligne qui fait rêver le dessin. De là aussi, chez les modèles, ces répugnances, cette défense contre la curiosité des amis, des connaissances venant visiter un peintre, ces peurs, ces alarmes devant tous les gens qui ne sont pas du métier, ce trouble sous ces regards embarrassants d'intrus qui regardent pour regarder, et qui font que tout à coup, au milieu d'une séance, un corps de femme s'aperçoit qu'il est nu et se trouve tout déshabillé. Cette honte de femme dura une seconde chez Manette. Soudain, elle laissa tomber de ses dents desserrées la fine toile qui glissa le long de son corps, fila de ses reins, s'affaissa d'un seul coup au bas d'elle, tomba sur ses pieds comme une écume. Dans l’atelier, sa nudité avait le rayonnement d’un chef-d’œuvre...
Edmond et Jules de Goncourt - Éditions Gallimard