Maîtres anciens

Extrait :

Ces soi-disant maîtres anciens sont en fait des ratés, ils ont tous été, sans exception, condamnés au ratage, et dans chaque détail de leurs œuvres l'observateur peut constater ce ratage, dans chaque coup de pinceau, voilà ce qu'a dit Reger, dans le plus petit et le plus infime détail. La plupart ont raté les mains, il n'y a pas, dans le Musée d'art ancien, un seul tableau où l'on pourrait voir une main génialement peinte ou ne serait-ce qu'une main remarquablement peinte, sans cesse rien que ces mains ratées d'une manière si tragi-comique. Le Greco n'a jamais su peindre ne serait-ce qu'une seule main, les mains du Greco ont toujours l'air de lavettes sales et mouillées, mais il n'y a même pas un Greco au Musée d'art ancien. Et Goya, qui n'est d'ailleurs pas représenté non plus au Musée d'art ancien, s'est bien gardé de rendre avec précision ne serait-ce qu'une seule main, pour ce qui est des mains goyesques, Goya lui-même est resté coincé dans le dilettantisme, ce terrible immense Goya, que je place au-dessus de tous les peintres qui ont jamais peint, voilà ce qu'a dit Reger. Et en plus, c'est carrément déprimant de ne jamais voir ici, dans ce Musée d'art ancien, qu'un art qu'il faut bien qualifier d'art étatique, d'art étatique habsbourgeois catholique, ennemi de l'esprit. Depuis des décennies, c'est toujours la même chose, je vais au Musée d'art ancien et je pense, le Musée d'art ancien n'a même pas un Goya ! Qu'il n'ait pas de Greco, en ce qui me concerne moi et ma conception de l'art, ce n'est pas un malheur, mais que le Musée d'art ancien n'ait pas un Goya, c'est positivement un malheur, voilà ce qu'a dit Reger. J'ajoute à cela que le Musée d'art ancien correspond totalement au goût artistique des Habsbourg qui en vérité, du moins pour ce qui est de la peinture, avaient un goût catholique répugnant, complètement dépourvu d'esprit. Pour la peinture, les Habsbourg catholiques n'avaient pas un penchant beaucoup plus grand que pour la littérature, parce que la peinture et la littérature leur ont toujours paru des arts dangereux, à la différence de la musique qui n'aurait jamais pu devenir dangereuse pour eux. L'hypocrisie habsbourgeoise, la débilité mentale habsbourgeoise, la perversité religieuse habsbourgeoise sont accrochées à tous ces murs, telle est la vérité, voilà ce qu'a dit Reger. Et dans tous ces tableaux, même dans les paysages, cet infantilisme pervers de la foi catholique. L'ignoble hypocrisie de l'Eglise, même dans les tableaux qui ont l'exigence picturale la plus haute, oui, la plus haute de toutes, c'est cela qui est odieux. Tout ce qui est exposé au Musée d'art ancien a une auréole catholique, je n'en excepte pas même Giotto, voilà ce qu'a dit Reger. Ces Vénitiens répugnants qui, avec chaque main qu'ils ont peinte, se cramponnent au ciel catholique préalpin. Au Musée d'art ancien, vous ne pouvez pas voir un seul visage peint naturel, sans cesse, jamais qu'une face catholique. Regardez donc pendant un certain temps, ici, une tête bien peinte, pour finir ce n'est jamais qu'une tête catholique, voilà ce qu'a dit Reger. Même l'herbe, sur ces tableaux, pousse comme une herbe catholique et même la soupe, dans les soupières hollandaises, n'est autre que de la soupe catholique, a dit alors Reger...

Thomas Bernhard - Éditions Gallimard