Extrait :
Les Allemands ont mis au point un canon à très longue portée, la fameuse « Grosse Bertha » qui leur permet de frapper Paris, faisant des victimes civiles et de lourds dégâts matériels. Zborowski tient à protéger ses poulains. Il décide de les envoyer dans le Midi de la France. Accompagnés de Foujita et de son épouse Fernande Barrey, Soutine et Modigliani rejoignent à Vence Félicie Cendrars.
Comme tant d'autres, il semble que Soutine ait connu l'éblouissement de la lumière du Midi. Loin de sa sombre terre natale et de la grise lumière de Paris, il découvre les ocres des murs et des sols, le rouge des tuiles romaines, les différents verts de la végétation et surtout, cette lumière dorée, parfois écrasante, qui semble figer le temps.
Peintre du mouvement et de l'instable, il est lui-même en mouvement. À cette époque comme tout au long de sa vie, il ne cesse de déménager, de bouger, vivant comme un vagabond. Il parcourt de longues distances, « sa boîte à couleurs attachée à la hanche par une ficelle », rapporte son biographe Courthion. Lorsqu'il pousse jusqu'à La Gaude, à un peu plus de sept kilomètres de Vence (environ deux heures de marche), il dort sur place, dans le presbytère désaffecté.
Soutine varie les sujets de ses paysages : petits hameaux de maisons blotties les unes contre les autres, comme saisies en bouquet ; arbres tordus, noueux, agités par le vent ; chemins ocre montant abruptement en diagonale vers un coin du tableau, caractéristiques de son œuvre. Courthion verra en l'oblique la marque de l'inquiétude et du « déchirant ». L'horizontal existe peu chez Soutine : les verticales tendues, les plans inclinés, les diagonales - figure du mouvement du fou aux échecs. Les routes s'élèvent avec brutalité : l'ascension est difficile, la voie droite n'est pas la vraie voie.
Malgré la lumière qui explose, on sent dans ses paysages un tourment profond : une catastrophe va survenir, imminente. D'autres fois elle se manifeste, déjà à l'œuvre sous nos yeux. Rien d'apaisé chez Soutine, mais au contraire la mise en scène d'une apocalypse (en son sens premier de révélation) permanente, convulsive, colorée, implacable. On croirait un tremblement de terre, tout se disloque. Et pourtant, d'éminents spécialistes le soulignent, tout cela est construit, pensé, structuré. Chez lui, le désordre est un autre ordre, redistribué dans l'espace.
Lors de ce séjour dans le Midi, il peint la première version d'un motif qu'il reprendra souvent quelques années plus tard, L’Escalier rouge à Cagnes.
Bordé de fleurs et de maisons blanches, grimpant vers la droite, l'escalier, avec son rouge vif strié de travers en bois marquant les marches, ressemble à une gigantesque côte de bœuf...
Olivier Renault - Les Éditions de La Table Ronde