Les Montparnos

Extrait :

Quand Jeanne se réveilla, le clair soleil jouait sur la petite terrasse où de maigres verdures poussaient entre les pierres. Mais elle eut soin de ne pas bouger. Modigliani était debout. Il avait ramassé par terre quelques tisons du foyer, et, sur la porte blanche de la chambre, il avait commencé son portrait à elle, non plus en figures géométriques, mais en belles lignes courbes et simples, comme si elles avaient été tracées au compas. Il faisait vite, dessinant de la main droite, ombrant en écrasant le trait sous son index gauche. Et quand il eut terminé, il chercha de la couleur et n'en trouva point. Il frappa du talon, selon un des gestes rageurs dont il était coutumier. Le carreau s'écrasa sous son pied. Alors, il se baissa, prit de cette poudre de brique et l'étendit sur le dessin, délicatement d'abord, puis avec une joie presque enivrée, quand il vit que, aux joues, puis aux lèvres, il arrivait à donner plus de couleur. « Regarde ! regarde ! s'écria-t-il. Avec trois tons... » Elle se leva. Alors, il la prit aux épaules, et plongea son regard dans celui de la petite. Il n'eut pas à l'interroger autrement. « Vous le savez bien, dit-elle. - Alors, tu seras ma femme, ma vraie femme, toi et pas une autre, pour toute la vie. » Elle n'avait pas pensé si loin. Elle sentit une fois de plus tout vaciller autour d'elle. « Zboro !... » cria Modigliani. Zborowski, à demi vêtu, entrouvrit la porte. « Viens, descendons. - Une minute... - Non, tout de suite. » Le Polonais eut tout juste le temps d’attraper sa veste, qu'il enfila dans l'escalier. « Zboro, fit Modigliani, mène-moi où tu veux, où tu m'as déjà proposé, je veux travailler, je ferai ce qu'il faudra. Mais je veux travailler pour elle, et pour la garder. Et je veux qu'elle ne fasse rien d'autre que peindre, tu entends, même pas la cuisine chez toi. Elle ne sera pas une servante, ni une femme de boxon comme la plupart de celles qu'ils ont épousées, les autres, elle sera ma femme à moi... » Ils traversaient le Luxembourg, luxuriant de feuillages dans le soleil, et il marchait fièrement, ses boucles de cheveux secouées sur ses tempes, et Zborowski le suivant : « Oui. Allons rue La Boétie, dit le Polonais. Paul Guillaume m'a souvent acheté des toiles de toi. Je lui avais proposé un jour de te faire donner par lui, chaque mois, de quoi vivre et acheter des matériaux contre toute ta production. Il n'a pas dit non. - Je n'aime pas ce quartier, je n'aime pas ces marchands. Mais allons... Après, c'est toi qui lui porteras mes toiles afin que je n'aie plus à m'aventurer là. Regarde, déjà toute cette foule d'esclaves que nous croisons se retourne sur nous parce que nous marchons autrement qu'eux, sans entraves aux pieds, ni joug sur l'épaule. » Zboro entra le premier dans le magasin du marchand. Paul Guillaume n'était point là. « Allons dans la boutique d’à côté... » Ils entrèrent chez Blosson. Un personnage se leva, et Modigliani fronça les sourcils. « Je suis le secrétaire de M. Blosson, et directeur de sa maison. » Ah ! il était donc là, et pour combien de temps, cet individu que les deux jeunes gens connaissaient bien, comme tous, de la rive gauche aux pentes de Montmartre...

Michel Georges-Michel - Librairie Générale Française