Hier

Extrait :

Vers 1910, un groupe de jeunes artistes prenait ses repas au « Lapin à Gill », petite maison campagnarde adossée au flanc de la Butte Montmartre. Son patron était le vieux Frédé, à la barbe de prophète ou de barde, et accoutré en pêcheur breton. Il vivait avec une dénommée Berthe, qui avait eu un fils assassiné dans un règlement de comptes. La fille de Berthe était devenue plus tard la femme de Pierre Mac Orlan qui, renonçant à la vie de bohème, avait épousé cette merveilleuse ménagère aux cheveux flamboyants de Flamande, astiquant son intérieur du matin au soir. C'est Louis Marcoussis qui avait placé la première nouvelle de Mac Orlan, alors dans la misère, au journal où il dessinait. Les Mac Orlan habitaient jadis, rue du Ranelagh, un appartement donnant sur des gazomètres, « le seul appartement de Paris dont la vue change continuellement », disait Apollinaire. « Le Lapin à Gill », appelé ainsi d'après le dessinateur mort fou, devenu ensuite le « Lapin Agile », était fréquenté par le jeune et bouillant Roland Dorgelès, par André Warnod, drapé dans une grande cape ; Carco y jouait les mauvais garçons et chantait avec une jolie voix et beaucoup de charme les airs à la mode. Suzanne Valadon y venait également, très éprise du jeune André Utter, qui s'était lancé dans la peinture et auquel elle venait d'acheter un dessin. On enfermait le fils de Suzanne, Maurice Utrillo, avec un litre de vin rouge et des cartes postales de Montmartre qu'il copiait soigneusement, les agrandissant au moyen de carreaux. M. Level, le vieux marchand de tableaux, directeur de la galerie Percier, me raconta comment il avait marchandé à Utrillo, à cette époque-là, une gouache (ou aquarelle) pour laquelle il offrait deux francs, alors qu'Utrillo en demandait cinq. Finalement ils transigèrent à trois. Le château des Brouillards, démoli plus tard, était habité par Renoir ; Gabrielle, la bonne et le modèle du peintre, promenait les enfants de son maître rue Caulaincourt. La même rue comptait parmi ses habitants Steinlen, dans un pavillon au fond d'un jardin, avec une négresse et beaucoup de chats. Montmartre était alors hanté par des personnages mystérieux. Le maquis Montmartre - un grand terrain vague - s'étendait à la place de l'actuelle avenue Junot ; le Moulin de la Galette était entouré de petites baraques en bois où s'était établi un phalanstère. L’immeuble qui porte le numéro 12 de la rue Cortot, une vieille maison de campagne délabrée entourée d’un jardin, était habitée par le trio Valadon-Utter-Utrillo. On y buvait ferme. Sur la Butte vivait le vieux dessinateur Depâquit, auquel Apollinaire attribuait du génie, et qui pendant toute sa vie se consuma d’amour pour la belle Gabrielle, qui tenait un cabaret...

Alice Halicka - Éditions du Pavois