Panorama de l'art contemporain

Extrait :

Avant-propos : De l'adhésion au rejet, l'art des soixante-dix dernières années s'inscrit sous le signe de la polémique. À cela, au moins deux raisons : la mutation ou disparition de ses matériaux et supports traditionnels ; le rôle écrasant du marché, l'activité artistique relevant désormais du génie gestionnaire plus que de la spéculation esthétique. Comme les stars du rock ou du sport, les figures de l'actualité culturelle fascinent par leurs revenus astronomiques ; en ce sens, l'exemple de Jeff Koons - dont les mécènes ont nom François Pinault ou Bernard Madoff - est révélateur du cycle de métamorphoses caractérisant l'art des dernières décennies. Dans le même temps, jamais les artistes n'ont autant éprouvé le besoin d'œuvrer à titre collectif, de se situer au sein de mouvements qui, de l'expressionnisme abstrait au Net art, parlent de l'homme et du monde, de la vie et de la mort. Tous mouvements formant autant de pièces pour un puzzle de l'art contemporain que ce petit ouvrage peut aider à reconstituer.

Exemple choisi, l’expressionnisme abstrait : Avant même la fin de la Première guerre mondiale, l'expressionnisme abstrait américain rompt avec la sophistication surréaliste comme avec l'intellectualisme cubiste, caractères d'une culture européenne dont l'art d'outre-Atlantique ne reconnaît plus l'autorité. Dès 1942, l'école de New York s'impose comme centre de création artistique. Le regard du spectateur n'y est plus sollicité comme pour la peinture figurative, qui reposait depuis le Quattrocento sur une hiérarchie des motifs reproduits. La liberté de l'itinéraire de l'œil est telle que la perception temporelle tombe, elle aussi, dans le champ de l'aléatoire. Pour découvrir un repère susceptible de combattre l'effet désordonné d'une telle démarche, il faut en revenir au geste même du peintre, ne plus spéculer sur la lenteur ou la vitesse de la facture, être conscient d'une analogie entre espace peint et temps mis à le peindre. Dans ce contexte, on ne s'étonnera pas de voir certains artistes essentiels du mouvement recourir au signe, à l'idéogramme, pour mieux montrer l'invisible, c'est-à-dire le geste créateur. Les peintres américains spéculent sur une dilatation de la surface colorée, qui accentue la brutale frontalité de l'espace pictural, en rupture avec les illusions de l'espace perspectif. Dans la logique de cette démarche, le refus de la hiérarchie dans la surface est traduit par une donnée essentielle, le all over, qui ruine la notion de fermeture de l'espace, contestant jusqu'aux frontières du cadre. La rapidité et la violence du geste créateur participent de cette même ambition, quitte à rompre avec le lyrisme chromatique et formel qui avait toujours nuancé la libre abstraction européenne...

Gérard Denizeau - Éditions Larousse

Le Livre des mille et une nuits

Extrait :

Un jour, Schahriar ayant ordonné une grande chasse à deux journées de sa capitale, dans un pays où il y avait particulièrement beaucoup de cerfs, Schahzenan le pria de le dispenser de l'accompagner, en lui disant que l'état de sa santé ne lui permettait pas d'être de la partie. Le sultan ne voulut pas le contraindre, le laissa en liberté, et partit avec toute sa cour pour aller prendre ce divertissement. Après son départ, le roi de la Grande-Tartarie, se voyant seul, s'enferma dans son appartement. Il s'assit à une fenêtre qui avait vue sur le jardin. Ce beau lieu et le ramage d'une infinité d'oiseaux qui y faisaient leur retraite lui auraient donné du plaisir s'il eût été capable d'en ressentir ; mais, toujours déchiré par le souvenir funeste de l'action infâme de la reine, il arrêtait moins souvent ses yeux sur le jardin qu'il ne les levait au ciel pour se plaindre de son malheureux sort. Néanmoins, quelque occupé qu'il fut de ses ennuis, il ne laissa pas d'apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secrète du palais du sultan s'ouvrit tout à coup, et il en sortit vingt femmes, au milieu desquelles marchait la sultane d'un air qui la faisait aisément distinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la Grande-Tartarie était aussi à la chasse, s'avança avec ses femmes jusque sous les fenêtres de l'appartement de ce prince, qui, voulant par curiosité les observer, se plaça de manière qu'il pouvait tout voir sans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnaient la sultane, pour bannir toute contrainte, se découvrirent le visage, qu'elles avaient eu couvert jusqu'alors, et quittèrent de longs habits qu'elles portaient par-dessus d'autres plus courts. Mais il fut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie, qui lui avait semblé toute composée de femmes, il y avait dix noirs qui prirent chacun leur maîtresse. La sultane, de son côté, ne demeura pas longtemps sans amant ; elle frappa des mains en criant : « Massoud ! Massoud ! » et aussitôt un autre noir descendit du haut d'un arbre, et courut à elle avec beaucoup d'empressement. Il mit en l’air les jambes de la dame, se glissa entre ses cuisses et entra en elle. Ainsi les dix tombèrent-ils sur les dix, tandis que Massoud, de son côté, tombait sur la dame. La pudeur ne permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c'est un détail qu'il n'est pas besoin de faire. Il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n'était pas moins à plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe amoureuse durèrent jusqu'à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble dans une grande pièce d'eau, qui faisait un des plus beaux ornements du jardin ; après quoi, ayant repris leurs habits, ils rentrèrent par la porte secrète dans le palais du sultan ; et Massoud, qui était venu de dehors par-dessus la muraille du jardin, s'en retourna par le même endroit...

Librairie Publico - Éditions Flammarion

Le Banquier anarchiste

Extrait :

Nous finissions de dîner. En face de moi, mon ami le banquier, commerçant et accapareur notoire, fumait, l'air absent. La conversation était allée en mourant et gisait, maintenant morte, entre nous. Je cherchai à la ranimer et saisis, au hasard, la première idée qui me traversa l'esprit. Je me tournai vers lui en souriant :
- Au fait : on me disait l'autre jour qu'autrefois, vous aviez été anarchiste...
- Que j'ai été, non : je l'ai été et je le suis toujours. Je n'ai pas changé sur ce point. Je suis anarchiste !
- Elle est bien bonne ! Vous, un anarchiste ? Et en quoi donc êtes-vous anarchiste ? À moins que vous ne donniez à ce mot un sens différent...
- Différent du sens ordinaire ? Pas du tout. Je prends ce mot dans son sens le plus banal.
- Alors vous voulez dire que vous êtes anarchiste au sens où sont anarchistes ces types qu'on voit dans les organisations ouvrières ? Et qu'entre vous et ces types-là, avec leurs bombes et leurs syndicats, il n'y a réellement aucune différence ?
- Enfin, des différences, il y en a, bien sûr... Mais les différences ne sont pas là où vous le croyez. Vous pensez peut-être que mes théories sociales ne sont pas semblables aux leurs ?
- Ah, je vois ! En théorie, vous êtes anarchiste ; mais en pratique...
- En pratique, je suis tout autant anarchiste qu'en théorie. Et quant à la pratique, je le suis beaucoup, mais beaucoup plus que tous ces types dont vous parlez. D'ailleurs, toute ma vie le prouve.
- Hein ?
- Mais oui, toute ma vie le prouve. En réalité, vous n'avez jamais considéré la question avec lucidité. Voilà pourquoi vous avez l'impression que je dis une ânerie, ou bien que je me moque de vous.
- Mon vieux, je n'y comprends plus rien ! Ou alors... alors vous jugez votre existence dissolvante, antisociale, et c'est le sens que vous donnez à l'anarchisme...
- Je vous ai déjà dit que non - enfin, je vous ai dit et répété que je ne donnais pas à ce mot un sens différent de celui qu'on lui donne d'ordinaire.
- Bien, bien... Mais je ne comprends toujours pas. Enfin, mon cher, vous voulez dire qu'il n'existe aucune différence entre vos théories, véritablement anarchistes, et leur mise en pratique dans votre vie - votre vie telle qu'elle est aujourd'hui ? Vous voulez me faire croire que vous menez une vie exactement semblable à celle des gens qu'on appelle communément des anarchistes ?
- Mais non ; il ne s'agit pas de cela ! Ce que je veux dire, c'est qu'entre mes théories et ma pratique quotidienne, il n'y a aucune divergence - mais, au contraire, une conformité absolue. Que je ne mène pas la même vie que ces types férus de bombes et de syndicats, c'est certain. Mais c'est leur vie à eux qui est en contradiction avec l'anarchisme et leurs propres idéaux. Pas la mienne. C'est en moi - oui, en moi le banquier, le grand commerçant, le profiteur si vous voulez - que la théorie et la pratique de l'anarchisme se rejoignent et trouvent leur expression parfaite... Ces gens-là, avec leurs bombes et leurs syndicats - j’en ai été, moi aussi, et j'en suis sorti justement à cause de mon anarchisme bien réel -, ces gens-là sont le rebut de l'anarchisme, les femelles châtrées de la grande doctrine libertaire...


Fernando Pessoa - Éditions de la Différence

L'art contemporain exposé aux rejets

Extrait :

Le propre de l'art contemporain d'avant-garde, dans les arts plastiques, est de pratiquer une déconstruction systématique des cadres mentaux délimitant traditionnellement les frontières de l'art. Ainsi se trouvent mises en évidence, par la négative, les structures cognitives du sens commun en matière d'identification des objets susceptibles d'une évaluation esthétique... Aussi l'art contemporain constitue-t-il un terrain de choix pour observer l'articulation entre les frontières cognitives, mises en jeu par l'extension de l'art au-delà de ses limites traditionnelles, et les registres de valeurs, plus ou moins autonomes ou hétéronomes, c'est-à-dire plus ou moins propres au monde de l'art ou au monde ordinaire. Ainsi les situations de désaccord sur la nature des objets mettent en évidence la pluralité des registres évaluatifs dont disposent les acteurs pour construire et justifier une opinion quant à la valeur des objets soumis à leur appréciation. La disqualification par l'absence de beauté devrait à première vue être un lieu commun en matière artistique, et on rencontre en effet des « Je trouve ça moche », « C'est laid », « C'est pas beau », signalant un critère de jugement esthétique. Mais on trouve plus souvent une description subjective des effets produits par l’œuvre : « Aucune émotion », « Cela ne me touche pas », « J'ai trouvé ça ennuyeux »... Ce déplacement de l'objectif au subjectif correspond sans doute à une stratégie de minimisation du jugement lui-même, lorsque le sujet s'estime insuffisamment qualifié pour produire une évaluation « objective », c'est-à-dire à la fois appliquée à l'œuvre et généralisable à l'ensemble des spectateurs... Il est moins étonnant dès lors de constater que ces jugements esthétiques, au nom de la beauté, ne se présentent qu'en nombre très limité et souvent dans la bouche des enfants... Pour que le critère de beauté soit appliqué à une œuvre d'art, il faut au moins que celle-ci soit considérée comme telle, c'est-à-dire qu'elle présente les caractéristiques canoniques d'une peinture ou d'une sculpture. Mais dès lors que celles-ci font défaut, comme c'est si souvent le cas dans l'art contemporain, le spectateur n'a que deux solutions : soit accepter de redéfinir les frontières de ce qui est ou n'est pas artistique en les élargissant, au risque de « se faire avoir » en admirant ou en acquérant des objets sans valeur, et de délaisser du même coup le travail des artistes authentiques ; soit refuser ce qui transgresse les frontières constituées par la tradition, au risque d'ignorer des tentatives que la postérité reconnaîtra comme authentiques et mêmes géniales (c'est, typiquement, « l'effet Van Gogh). La question pertinente n'est plus alors celle de la beauté de l'objet mais de sa nature, artistique ou pas...

Nathalie Heinich - Éditions Arthème Fayard