L'art contemporain exposé aux rejets

Extrait :

Le propre de l'art contemporain d'avant-garde, dans les arts plastiques, est de pratiquer une déconstruction systématique des cadres mentaux délimitant traditionnellement les frontières de l'art. Ainsi se trouvent mises en évidence, par la négative, les structures cognitives du sens commun en matière d'identification des objets susceptibles d'une évaluation esthétique... Aussi l'art contemporain constitue-t-il un terrain de choix pour observer l'articulation entre les frontières cognitives, mises en jeu par l'extension de l'art au-delà de ses limites traditionnelles, et les registres de valeurs, plus ou moins autonomes ou hétéronomes, c'est-à-dire plus ou moins propres au monde de l'art ou au monde ordinaire. Ainsi les situations de désaccord sur la nature des objets mettent en évidence la pluralité des registres évaluatifs dont disposent les acteurs pour construire et justifier une opinion quant à la valeur des objets soumis à leur appréciation. La disqualification par l'absence de beauté devrait à première vue être un lieu commun en matière artistique, et on rencontre en effet des « Je trouve ça moche », « C'est laid », « C'est pas beau », signalant un critère de jugement esthétique. Mais on trouve plus souvent une description subjective des effets produits par l’œuvre : « Aucune émotion », « Cela ne me touche pas », « J'ai trouvé ça ennuyeux »... Ce déplacement de l'objectif au subjectif correspond sans doute à une stratégie de minimisation du jugement lui-même, lorsque le sujet s'estime insuffisamment qualifié pour produire une évaluation « objective », c'est-à-dire à la fois appliquée à l'œuvre et généralisable à l'ensemble des spectateurs... Il est moins étonnant dès lors de constater que ces jugements esthétiques, au nom de la beauté, ne se présentent qu'en nombre très limité et souvent dans la bouche des enfants... Pour que le critère de beauté soit appliqué à une œuvre d'art, il faut au moins que celle-ci soit considérée comme telle, c'est-à-dire qu'elle présente les caractéristiques canoniques d'une peinture ou d'une sculpture. Mais dès lors que celles-ci font défaut, comme c'est si souvent le cas dans l'art contemporain, le spectateur n'a que deux solutions : soit accepter de redéfinir les frontières de ce qui est ou n'est pas artistique en les élargissant, au risque de « se faire avoir » en admirant ou en acquérant des objets sans valeur, et de délaisser du même coup le travail des artistes authentiques ; soit refuser ce qui transgresse les frontières constituées par la tradition, au risque d'ignorer des tentatives que la postérité reconnaîtra comme authentiques et mêmes géniales (c'est, typiquement, « l'effet Van Gogh). La question pertinente n'est plus alors celle de la beauté de l'objet mais de sa nature, artistique ou pas...

Nathalie Heinich - Éditions Arthème Fayard