Le Tableau du maître flamand



Extrait :

Dans son métier, il n'était pas rare de faire des trouvailles imprévues en restaurant des tableaux, des meubles ou des reliures anciennes. Depuis six ans qu'elle était restauratrice, elle avait vu d'innombrables esquisses abandonnées, corrections d'originaux, retouches, repentirs d'artiste ; et même des falsifications. Mais jamais encore une inscription masquée sous la peinture d'un tableau : trois mots que révélait la photo aux rayons X. Elle s'empara de son paquet froissé de cigarettes sans filtre et en alluma une, incapable de détourner les yeux des clichés. Aucun doute possible, puisque tout était là sur les positifs des plaques radiographiques 30 x 40. L'esquisse originale de la peinture, un tableau flamand du XVe siècle, nettement visible dans le dessin minutieux au verdaccio, les veines du bois et les joints collés des trois panneaux de chêne qui formaient le fond, support des tracés successifs, des coups de pinceau, des glacis de couleur que l'artiste avait appliqués pour créer son œuvre. Et, dans la partie inférieure, cette phrase cachée que la radiographie mettait au jour cinq siècles plus tard, avec ses caractères gothiques qui se détachaient nettement sur le cliché noir et blanc : QUIS NECAVIT EQUITEM. Julia savait suffisamment de latin pour la traduire sans dictionnaire : Quis, pronom interrogatif, qui. Necavit, de neco, tuer. Equitem, accusatif singulier de eques, cavalier ou chevalier. Au mode interrogatif, que l'emploi de quis rendait évident, donnant un air un peu mystérieux à la phrase : QUI A TUÉ LE CHEVALIER ? C'était pour le moins déconcertant. Elle avala une bonne bouffée de sa cigarette qu'elle tenait de la main droite, tout en remettant en ordre de l'autre main les radiographies étalées sur la table. Quelqu'un, peut-être le peintre lui-même, avait posé dans ce tableau une sorte de devinette qu'il avait ensuite recouverte d'une couche de peinture ; ou quelqu'un d'autre l'avait fait, plus tard. La date pouvait se situer dans un créneau d'à peu près cinq cents ans. L'idée la fit sourire intérieurement. Elle parviendrait à résoudre l'inconnue sans trop de difficulté. Après tout, c'était son travail. Elle prit les radiographies et se leva. La lumière grisâtre qui pénétrait par la grande verrière du toit tombait directement sur le tableau posé sur un chevalet. La Partie d'échecs, huile sur bois de Pieter van Huys, 1471... Elle s'arrêta devant la peinture, l'observa longuement. C'était une scène domestique, peinte avec le réalisme minutieux des Quattrocentistes ; une scène d'intérieur, de celles avec lesquelles les grands maîtres flamands avaient jeté les bases de la peinture moderne, grâce à l'innovation qu'avait constituée à l'époque la peinture à l'huile... Julia regarda la radiographie qu'elle tenait à la main, puis le tableau, sans pouvoir y déceler à l'œil nu la moindre trace de l'inscription secrète... Elle ferma alors le grand rideau de la verrière pour faire le noir dans son atelier, puis approcha du chevalet une lampe ultraviolette Wood sur trépied. Sous cet éclairage, les matières, peintures et vernis les plus anciens devenaient fluorescents, alors que les modernes disparaissaient dans l'obscurité, ce qui permettait de découvrir les retouches et reprises postérieures à la création de l'œuvre. Mais la lumière noire ne révéla qu'une seule surface fluorescente qui englobait la partie du tableau où se trouvait l'inscription secrète. Ce qui voulait dire qu'elle avait été recouverte par l'artiste lui-même, ou très peu de temps après l'exécution du tableau...

Arturo Pérez-Reverte - Éditions Jean-Claude Lattès