L'art contre l'esthétique



Extrait :

Comme le disait Jean Paulhan, « le propre de l'artiste est de contester tout de suite toute théorie de l'art, aussi subtile et aussi convaincante soit-elle ». Lorsque le grand public feuillette un livre d'esthétique ou une histoire des idées esthétiques, et qu'il considère la masse de propositions, de sens et d'interprétations élaborées par la pensée humaine à propos de l'art, il imagine peut-être que le travail de l'artiste a toujours un rapport direct avec l'étude de ces disciplines. Et bien souvent, il serait dans l'erreur. La lecture d'un livre d'esthétique peut être pour un artiste la plus pénible et la plus ennuyeuse des expériences. Et nombreux sont ceux qui, au simple mot de Beauté, ont éprouvé une furieuse envie de partir en courant. Paulhan raconte que Roger-Marx, un des meilleurs connaisseurs de son temps, disait un jour à Degas : « Les Beaux-Arts... » « Si c'est comme ça, le coupa Degas, je fous le camp ! » Et si l'on parle d'idées esthétiques, on est aussi amené à parler de toutes ces histoires de l'art, et aussi de ce genre curieux que constituent les histoires ou les chroniques de l'art actuel lorsqu'elles visent également à servir, de façon furtive ou démonstrative, telle ou telle théorie... Car l'artiste sait, avec Baudelaire, que les théories et les critiques sur l'art sont toujours passionnées et subjectives. Il n'a jamais cru que les tendances artistiques courent comme des torrents aveugles, à la merci de circonstances fatales, et qu'il suffit de « décrire » ; il croit au contraire que la volonté humaine et l'effort de dépassement y jouent un rôle non négligeable. Et peut-être est-ce de la lutte et de la confrontation d'idées passionnées que peut sortir, comme en toutes choses, le meilleur. À côté de son refus, bien naturel, des théories, toujours lié à la nécessaire originalité de son message, il y a aussi la traditionnelle réticence de l'artiste à toute analyse excessive, tellement à la mode aujourd'hui, des mécanismes qui régissent son acte de création. Les dons d'observation et d'analyse, l'usage de la pensée conceptuelle et de la parole sont certainement l'un des plus grands patrimoines de l'homme, mais ils portent aussi en eux la malédiction qui met en évidence la parabole de l'arbre de la connaissance. Le fruit - « qui n'était peut-être pas assez mûr » - mangé par nos ancêtres a signifié pour l'espèce humaine, à côté de certains bienfaits incontestables, une dangereuse perte d'instincts. Les scientifiques eux-mêmes se demandent aujourd'hui jusqu'à quel point la connaissance théorique exacte nous est utile. Jusqu'à quel point est efficace la seule vérité, sans le contrepoint stimulant fourni par l'erreur... L'artiste sait que, aussi intéressante que puisse être la connaissance théorique de toute la mécanique, psychique ou physiologique, de n'importe quel acte, l'acte sexuel par exemple, elle ne pourra jamais remplacer l'acte lui-même, et qu'elle peut même le perturber. On analyse et on explique aujourd'hui le processus de création, de façon unilatérale, comme un mécanisme parmi tant d'autres, soumis aux lois de la communication, en général ; et on en est presque arrivé à prévoir que l'artiste ne sera à l'avenir qu'un simple technicien à son service...

Antoni Tàpies - Éditions Gallimard