Manière de penser l'urbanisme



Extrait :

Il vaudrait mieux cesser de jouer avec les mots, cesser de toujours opposer les points de vue, mais plutôt les unir en ordre raisonnable et harmonieux. Le point de vue technique ne s'oppose pas au point de vue spirituel ; l’un est matière première tandis que l'autre est maître d'œuvre. L'un ne vit pas sans l'autre. Matière première dans toute son inertie, le technique est d'abord la somme des inventions innocentes, spontanées, ingénues et sans attache, nées du hasard ou des laboratoires ; puis il est cette marche sans limite vers un but lui aussi sans limite qui entraîne les choses vers des fins inattendues, parfois bouleversantes. Il n'est pas de petites ni de grandes inventions ; il n'est que de petites ou de grandes conséquences : la poudre à canon et l'imprimerie ont suffi à tourner l'une des grandes pages de l'histoire humaine. La vapeur, puis l'électricité, le moteur à explosion, enflant démesurément la force du biceps ou celle de l'attelage, ont ouvert la civilisation machiniste. Jusqu'où la force s'épanouira-t-elle et quand atteindra-t-elle sa position étale ?... Par un faux comportement - faiblesse, absence de courage, paresse d'imagination - d'aucuns voudraient barrer la route aux inventions... Pour jouer le tour, on a fait appel au spirituel, l'instituant adversaire de la technique. On en a appelé à la sensibilité, et on l'a démontrée malmenée, troublée, heurtée par les produits de la technicité. On les a dressés l'un contre l'autre en adversaires, technique contre sensibilité, technique contre spiritualité. Et on a mis en garde le pays, l'opinion, les cœurs. On a entrepris une croisade. Des intérêts de toutes sortes étaient en jeu (à l'ombre de la paresse) : on a porté le débat sur le terrain de Dieu et du Diable - la lutte de la spiritualité contre la matérialité. Et aux heures pathétiques des grandes décisions, du grand démarrage possible d'une civilisation vers ses destinées harmonieuses, on a ensablé la machine. La réalité, pour qui veut la voir, est pourtant positive. Les techniques ont élargi le champ de la poésie. Elles n'ont point refermé les horizons, tué les espaces et mis les poètes en Bastille. Elles ont, par la précision des outils de mesure, ouvert fantastiquement les espaces devant nous - et par conséquent le rêve : les mondes stellaires et les profondeurs vertigineuses de la vie sur notre terre. Rêve, poésie, jaillissent à chaque minute de cette progression technique. La question n'est donc pas là. On a créé un artificieux monde de l'esprit où celui-ci, délaissant les joies de l'invention, de la création, ne s'est plus satisfait que du culte du souvenir. Souvenir dont on faussait d'ailleurs la substance. Choses qu'on évoquait pour qu'elles se perpétuent ou, du moins, qu'elles reviennent s'imposer dans nos vies prenant la valeur d'acquisitions impérissables elles avaient été, en fait, à l'heure de leur apparition, des inventions inattendues, perturbatrices déjà d'un ordre établi et d'habitudes chères. Des mots, on fait des choses à sens et forme arbitrairement fixés et immobilisés, un glossaire de termes en appelant aux notions les plus permanentes mais que l'on fige en des attitudes immuables : toit, village, clocher, maison, etc. ; pierre, bois et terre ; mains, cœur et âme ; patrie, foyer. Moyennant quoi le monde moderne ne passera pas...

Le Corbusier - Éditions Denoël