L'œuvre d'art et ses significations



Extrait :

Une œuvre d'art n'est pas toujours créée dans le but exclusif de procurer un plaisir, ou pour employer une expression plus philosophique, d'être esthétiquement perçue. « La fin de l'art est la délectation », cette maxime de Poussin avait une portée révolutionnaire ; car les écrivains jusqu'alors avaient toujours insisté sur l'idée que l'art, quelque plaisir qu'on y pût prendre, était aussi, en quelque façon, utile. Mais toujours une œuvre d'art possède une signification esthétique (à ne pas confondre avec la valeur esthétique) : qu'elle ait ou non servi une intention pratique, et qu'elle soit bonne ou mauvaise, elle demande à être esthétiquement perçue. Il est possible de percevoir tout objet, naturel ou créé par l'homme, sur le mode esthétique. Nous le faisons, pour parler en termes aussi simples qu'il est possible, quand nous nous en tenons à le regarder (ou à l'écouter) sans aucune référence (intellectuelle ni émotive) à quoi que ce soit d'extérieur à lui. Quand on regarde un arbre en charpentier, on lui associera les divers usages qu'on pourrait faire de son bois ; en ornithologue, on lui associera les oiseaux qui peuvent y nicher. Quand à une course de chevaux un joueur observe l'animal sur lequel il a misé, il associera à sa performance le désir qu'il a de le voir gagner. Seul celui qui s'abandonne simplement et tout entier à l'objet de sa perception la perçoit esthétiquement. Mais il faut distinguer : en face d'un objet naturel, il dépend de nous seuls que nous choisissions ou non de le percevoir esthétiquement. Un objet créé de main d'homme, au contraire, sollicite ou ne sollicite pas une telle perception : il est investi, disent les philosophes, d'une « intention ». Si je choisissais, comme il m'est loisible de le faire, de percevoir esthétiquement un feu rouge réglant la circulation, au lieu de l'associer à l'idée d'appuyer sur mon frein, j'agirais contre « l'intention » des feux rouges. Les objets créés de main d'homme qui ne sollicitent pas une perception d'ordre esthétique sont communément appelés « pratiques ». On peut les répartir en deux classes : les véhicules d'informations et les outils ou appareils. Un véhicule d'informations a pour « intention » de transmettre un concept. Un outil ou appareil a pour « intention » de remplir une fonction (fonction qui, à son tour, peut consister à produire ou transmettre des informations, comme c'est le cas pour une machine à écrire, ou pour le feu rouge dont je parlais). La plupart des objets qui sollicitent une perception d'ordre esthétique, c'est-à-dire des œuvres d'art, relèvent aussi de l'une ou l'autre de ces deux classes. Un poème ou une peinture d'histoire est, en un sens, un véhicule d'informations ; le Panthéon et les candélabres de Milan sont, en un sens, des appareils ; et les tombeaux que sculpta Michel-Ange pour Laurent et Julien de Médicis sont, en un sens, l'un et l'autre. Mais j'ai dit « en un sens » ; et cela fait la différence. Dans le cas d'un « simple véhicule d'informations », d'un « simple outil ou appareil », l'intention est attachée une fois pour toutes à l'idée du travail à fournir : le sens qu'il faut transmettre, la fonction qu'il faut remplir. Dans le cas d'une œuvre d'art, l'intérêt porté à l'idée est contrebalancé, peut même être éclipsé, par l'intérêt porté à la forme...

Erwin Panofsky - Éditions Gallimard