Extrait :
Au commencement était l'ombre. À en croire le récit fondateur rapporté par Pline l'Ancien dans son Histoire naturelle, la peinture comme la sculpture, qui en dérive, seraient en effet nées de l'ombre, et c'est de cette naissance « en négatif » que la représentation aurait tiré son principal pouvoir, celui de maintenir présent un être absent. En se substituant à l'amant, le simulacre sculpté offre une compensation de sa disparition, voire de sa mort. Car, si la métaphysique de l'image trouve son origine dans « une relation érotique interrompue » (l'image est créée à l'occasion du départ de l'être aimé), elle suppose aussi un lien indéfectible, fondateur, avec la mort et le deuil qui l'accompagne, Éros et Thanatos se tenant la main. Dès ses origines, la peinture s'impose comme « le lieu par excellence d'une transaction entre la présence et l'absence, le vif et le mort, le visible et l'invisible ». C'est à ce titre qu'elle put remplir une fonction religieuse, le double n'étant plus alors perçu comme un pur symbole mais bien comme l'incarnation du disparu auquel un culte peut être rendu. La valeur commémorative du simulacre se double ainsi d'une valeur religieuse... Une autre forme de filiation s'impose ; à celle qui lie l'œuvre à son modèle en régime indiciaire, succède celle qui lie l'œuvre à son créateur en régime iconique, filiation calquée sur la relation qu'entretient Dieu avec sa Création, le nouvel artiste démiurge tendant à accaparer les anciennes prérogatives du Deus pictor. La confusion entre l'image et son modèle, encouragée dans le premier régime, fait place à une identification de l'œuvre à son créateur. La représentation artistique n'est désormais plus une œuvre « non faite de main d'homme », mais un objet produit artistiquement par un regard et pour un regard, objet qui ne renvoie plus tant à un au-delà qu'au seul esprit du créateur, comme pouvait le déplorer le prédicateur italien Savonarole : « Chaque peintre se peint en fait lui-même, comme on aime à le dire. Dans la mesure où il est peintre, il peint sa propre idée ». Par conséquent, si l'œuvre reste un indice, elle l'est essentiellement du travail du peintre. À l'ancienne idolâtrie répond le narcissisme ou la vanité moderne, stade du miroir, désormais concurrent de celui de l'ombre. Alberti n'attribue-t-il pas l'invention de la peinture à Narcisse ? Dans un effort de conciliation des deux paradigmes de l'ombre et du reflet, Giorgio Vasari attribue l'origine de la peinture au geste de Gigès (également rapporté par Pline) : « Se tenant près du foyer, il regardait son ombre portée sur le mur et, soudain, avec un morceau de charbon, il en fixa le contour sur le mur ». L'origine de l'art se pense ici comme une relation narcissique de soi à soi. En tant que l'un des signes les plus éclatants de la promotion sociale de l'artiste, le genre de l'autoportrait incarna parfaitement ce nouvel idéal...
Ralph Dekoninck - Éditions L'Harmattan