Extrait :
La mise à l'épreuve des règles du droit par l'art contemporain s'opère de deux façons : soit en amenant les acteurs à faire appel à la justice pour obtenir réparation des dommages occasionnés par des œuvres ou des interventions menées au nom de l'art (ce qui fait évoluer la jurisprudence) ; soit en amenant les juristes à infléchir leurs catégories pour les adapter aux situations inédites ainsi créées. Dans le premier cas, ce sont les praticiens du droit (avocats et magistrats) qui interviennent ; dans le second, ce sont les théoriciens. Mais dans tous les cas les artistes contemporains contribuent à faire bouger le droit - parfois à leurs risques et périls. Lorsqu'un individu quelconque dégrade une œuvre d'art, son acte est clairement qualifié par le droit comme vandalisme. Mais lorsqu'il s'agit d'un artiste, commence l'ambiguïté : faut-il traiter son acte dans sa littéralité, c'est-à-dire comme vandalisme, ou selon l'intention déclarée de l'auteur, c'est-à-dire comme œuvre d'art - happening ou performance ? Seul le contexte, autrement dit le rapport de forces entre l'artiste-vandaliseur et l'artiste-vandalisé, permet de trancher. Lorsqu'en 1974 l'artiste Tony Shafrazi couvre le Guernica de Picasso de graffitis rouges, cette frontière légale resurgit soudainement au contact de cet acte artistique (ou qui se prétend tel) de protestation ; le geste apparaît aussitôt se situer au-delà de l'accord tacite ; l'artiste est arrêté et traité comme un criminel : le contraste est maximum entre la notoriété de l'œuvre et celle du vandale, dont la qualité d'artiste ne suffit pas à contrebalancer le caractère profanatoire d'un geste réduit à un banal acte de vandalisme ; l'affaire est confiée aux tribunaux, qui appliquent la loi commune. Au printemps 1994, galerie Durand-Dessert à Paris, une œuvre de Michelangelo Pistoletto, Construction-Destruction - assemblage de miroirs entouré de marteaux - fut cassée par un visiteur qui s'empara d'un marteau pour briser un miroir. « Il n'a pas pu résister ! », s'écria la galeriste en entendant le bruit de verre brisé. L'auteur du geste déclara calmement que celui-ci faisait partie de l'œuvre. La galeriste se contenta de relever son nom, sans porter plainte ni prévenir l'assurance : l'incitation au vandalisme était trop clairement contenue dans l'œuvre elle-même, par ses composantes et par son titre, pour qu'une action en justice ne risquât pas d'aboutir à un non-lieu. Le casseur est donc demeuré impuni, autant qu'anonyme. L’anonymat est la contrepartie de l’impunité de l’artiste qui, n’ayant pas réussi à faire sanctionner juridiquement son geste, n’a pas non plus réussi à le faire exister artistiquement...
Nathalie Heinich - Éditions de Minuit