Le plus grand peintre vivant est mort



Extrait :

Sibylle de Coudray était une longue jeune fille de dix-huit ans, l'aînée de trois sœurs. Mattheus la trouva très belle. Elle avait les cheveux coupés court et légèrement bouclés, la nuque d'un oiseau fragile. D'elle, Mattheus dira qu'elle ne ressemblait en rien aux jeunes filles qui allaient l'attirer par la suite. Ce fut elle pourtant qui, bravant la fureur de son père, proposa aux garçons de les accompagner jusqu'à la chapelle de la Font-Sainte, un lieu de pèlerinage sur les hauts plateaux, de l'autre côté de la vallée de Cheylade, pour qu'ils découvrent la beauté du paysage au coucher du soleil. La promenade à la Font-Sainte illumina l'enfance de Mattheus... Le paysage changeant avec les dernières heures du jour lui apporta un sentiment de plénitude qu'il n'avait jusque-là jamais connu. Le grand tableau qu’il peignit lors de son premier retour à Cheylade évoque bien cette découverte des plateaux d'Auvergne. On y voit de grandes surfaces aux verts d'intensités différentes que coupe à l'arrière-plan l'à-pic d'une falaise. Un grand triangle d'ombre occupe toute la partie inférieure droite du tableau, où est étendue une jeune fille inspirée par Sibylle. Ravanel, parfaitement reconnaissable et vêtu de la peau de mouton retournée qu'il portera souvent pendant ses séjours dans le Cantal, y est debout sur une ligne de crête, le bras levé. On dirait que Mattheus a pris un soin extrême à le placer loin de Sibylle, dont il était alors vraisemblablement l'amant. Mattheus lui-même, aussi reconnaissable que Ravanel, n'y est plus un enfant mais un jeune homme vêtu de pantalons de golf, qui semble se désintéresser des autres personnages. Son propre frère Jean est peint dans la zone d'ombre, minuscule, presque noir... Dans l'une de ses premières lettres à son ami Jean-Georges Javon, à qui l'unissait alors une affection qui ressemblait à une fraternité d'âme, Mattheus dira avoir été envahi d'une impression de beauté, de beauté absolue, de beauté indicible à mesure que les nuages couraient sur les plateaux et délimitaient de grands carrés d'ombre mouvants, au point d'avoir été, au sens propre du mot, frappé de syncope. Il ajoutera : « Je me suis dit que cette beauté-là, ces larges espaces de couleurs changeantes, aux contours parfaitement définis, carrés qui s'allongeaient vers l'horizon, triangles effilés, aplanis dans une lumière que je n'ai retrouvée qu'en Toscane et n'ai jamais pu peindre ailleurs qu'à Cheylade, devait constituer l'un de ces pôles d'une beauté que, toute ma vie, j'allais vouloir retrouver... » Rares sont les textes de Mattheus sur sa peinture. C'est bien volontiers, a-t-il souvent concédé avec son ironie habituelle, qu'il laissait les autres raconter tout ce qu'ils voulaient, c'est-à-dire n'importe quoi, mais lui-même a toujours été avare de commentaires. Aussi cette lettre à Javon est-elle, à cet égard, un document rare pour comprendre sa démarche...

Pierre-Jean Rémy - Éditions du Seuil