Art et technique



Extrait :

Le but de cet ouvrage était de montrer le sens et la nécessité d'une prise de position historique en matière d'esthétique pour pouvoir aborder utilement l'étude critique de l'art actuel. On ne s'écartera pas du problème précis qu'on a aussi soulevé : celui des relations de fait et de principe qui existent actuellement entre les développements de l'art et les formes d'une civilisation qui se considère comme essentiellement technicienne. Ayant établi que l'art, comme toute autre activité fondamentale, est inséparable lui-même d'une certaine technicité, aussi bien sur le plan de la pratique manuelle que sur le plan de l'organisation intellectuelle qui dirige l'artiste vers la création de systèmes figuratifs dotés d'une certaine stabilité et susceptibles de transmission, on pense avoir démontré que l'opposition courante entre Art et Technique était une fausse opposition - un de ces faux problèmes qui déforment à la longue les esprits et les œuvres. Il ne saurait y avoir d'opposition, en effet, entre des choses qui ne sont pas de la même nature, ou si l'on préfère du même niveau, et qui sont toujours complémentaires. Dans l'art, il y a, nécessairement, des techniques - matérielles et intellectuelles - et on n'observe, en effet, aucune opposition entre la forme particulière des techniques actuelles de l'art et la forme également particulière des autres techniques humaines, qu'il s'agisse des techniques productrices de ces objets innombrables qui transforment entièrement le domaine de nos activités ou des techniques de la pensée ordonnatrice de notre expérience en vue d'une compréhension et d'une intervention active de l'homme sur la matière. On peut ajouter que, dans la plus large mesure, les techniques sont ce qui rapproche positivement le plus les uns des autres les hommes de types divers qui forment une société. Non seulement les techniques les rendent, en effet, utilisateurs des mêmes objets, mais elles établissent des affinités profondes d'esprit entre des types d'individus aussi divers que des mathématiciens ou des peintres, des sculpteurs ou des mécaniciens. Une certaine façon de lier les sensations, la même conception de l'espace opératoire, la même croyance dans certains systèmes d'associations des images, rendent solidaires des individus que leurs idées abstraites ou leur vocation active rendraient autrement totalement étrangers les uns aux autres. La notion de technique est, au fond, sous-jacente à l'idée de milieu naturel - étant entendu, comme on l'a vu, que ce milieu où évoluent toutes les sociétés est toujours un milieu fabriqué, grâce précisément au double réseau des techniques matérielles et figuratives... La technique ne crée pas les valeurs d’une société, elle les sert et les matérialise...

Pierre Francastel - Éditions Gallimard