Le Nez de Giacometti



Extrait :

Le Nez de 1947, dont il existe, outre la fonte en bronze, deux plâtres peints, l'un déposé à Bâle, l'autre récemment donné par Adrien Maeght et ses enfants au Musée national d'Art moderne, est contemporain de la Tête sur tige. L'un et l'autre, fort semblables, sont issus d'une même expérience dont Giacometti a rapporté le récit dans un texte paru en 1946, un an auparavant, dans la revue Labyrinthe, intitulé « Le Rêve, le Sphinx et la Mort de T. » Naturaliste, la Tête sur tige est la transposition directe de cette expérience, le souvenir gravé dans sa mémoire de la mort soudaine de Peter Van Meurs, dans un hôtel de Madonna del Campiglio, en septembre 1921. On sait l'étonnante aventure qui devait rapprocher ce vieux gentilhomme de soixante et un ans, conservateur des Archives civiles de son pays et le jeune homme désargenté et avide de voyager que Giacometti était alors. Et voilà que cet homme, ce Père idéal qui l'avait fait rechercher par petite annonce dans les journaux comme l'Empereur, dans les contes, fait rechercher son fils par voie de messagers à travers son royaume, à peine retrouvé, tombait malade, souffrait et, en trois jours, retournait au néant. Giacometti devait l'avouer, ce fut l'expérience majeure de son adolescence, qui devait décider de son art tout entier. Et tout autant qu'il la dessina alors, il évoquera plus tard dans ses notes, dans la chambre de l'hôtel, la vision de ce visage retourné à l'inerte, « la tête jetée en arrière, la bouche ouverte ». Témoin brut d'un fait vécu, la Tête sur tige, en tant que tête d'un décapité fichée sur une pique, s'inscrit néanmoins dans une longue tradition iconographique où « tête jetée en arrière et bouche ouverte » expriment le pathos, l’horreur et la souffrance. Elle commence avec le visage du Laocoon antique pour se continuer avec Le Cri de Rodin et jusqu'à certains visages de Francis Bacon. On peut surtout y voir un écho, dix ans plus tard, du climat singulier de la fin de l'année 1937, dominé par le « théâtre de la cruauté » d'Antonin Artaud, les visages renversés et souffrants du Picasso de Guernica et des Songes et mensonges de Franco, les agonies dessinées par Masson dont l'exposition « l'Art cruel » en décembre 37 marquera un moment significatif. Le Nez, en revanche, comporte une élaboration d'ordre fantasmatique. Autre chose intervient que le rendu al vero d'un cadavre. C'est aussi une entreprise de conjuration, d'exorcisme de l'angoisse éprouvée au plus profond de soi par la métamorphose à vue d'un visage qui, hier celui d'un intime, est devenu ce matin celui d'un étranger. Comment le plus proche, le plus familier, le plus aimé, peut-il, en quelques moments, devenir le plus lointain, le plus étranger, le plus inquiétant, sans changer cependant sa substance ? Soit, dans l'expérience de notre rapport à autrui, un saisissement analogue à celui qui dans le rapport narcissique du soi à soi, saisit Dorian Gray à découvrir son portrait. Ici, l'élément prophylactique, cet artifice qui est de l'ordre du maquillage, du masque, du colifichet qui « change » un visage, est essentiellement l'adjonction de cet élément saugrenu qui, par métonymie, a donné son titre à l'oeuvre, un nez...

Jean Clair - Éditions Gallimard