La Quête de la réalité



Extrait :

C'était une sorte de transplantation de la neige dans les couleurs des choses. J'éparpillais le réalisme de la neige sur l'ensemble de la toile. La neige était cette lumière elle-même, une luminosité très tendre. Pour moi la neige était le blanc. Et dans ces toiles le blanc jouait un très grand rôle, il passait continuellement du sol sur les voiles, c'était une sorte de métaphore. C'est le contraire des plongeurs dans la mer, où le plongeur devient réellement mer en tant que couleur. Là-bas le sol montait sur les bateaux et sur les hommes. Je ne voulais pas peindre la neige. Je m'en servais en tant que blanc pour que la toile s'imprègne de tout ce climat neigeux qui s'épanchait sur elle. Il faisait -20° quand je m'en allais sur le port dessiner. Au crayon. L'eau de l'aquarelle aurait gelé... Je m'installais ensuite derrière la vitre d'un bistrot, je griffonnais sur des cahiers d'écolier. Je dessinais beaucoup de pêcheurs, et le brassement des poissons à la Minque, qui était le grand port aux poissons. On apportait là la grosse pêche, des poissons de deux mètres. Et au Port aux Crevettes, des tonnes de crevettes et de sardines. La criée de la Minque s'étalait sur des centaines de mètres. C'était extraordinaire. Pour utiliser toutes ces sensations, des années n'auraient pas suffi. J'ai quand même travaillé deux ans sur Ostende. Beaucoup de lignes courbes, quelques droites et des mâts, des personnages d'une forme assez géométrique qui se penchaient vers les filets, tout cela très calme et d'un rapport très simple. Aucune violence. Des toiles très sobres, une courbe vis-à-vis d'une droite, un rose opposé à un gris, quelques bistres, quelques jaunes pâles, des noirs. Le froid jouait son rôle dans la toile. Quand il fait froid, j'ai l'impression que la forme est plongée dans une sorte d'étouffement. Il me semble que les formes sont givrées. La palette devient froide elle aussi. L'espace en profondeur jouait très bien, l'élément du gris commençait à vivre comme tel à quelques mètres. Tout se déroulait sur ce fond gris argenté. Là il s'est passé quelque chose en moi. J'avais déjà évidemment beaucoup travaillé. J'avais fait toutes sortes de thèmes, qui tenaient aussi à l'époque. Des natures mortes très colorées pendant l'Occupation, des paysages, des femmes accoudées, des tas de thèmes qui ne m'étaient pas propres. Tout le monde les traitait, tout le monde les avait traités. A Ostende je me trouvai devant un spectacle dont je ne connaissais pas d'équivalent dans la peinture. Si je voulais utiliser ce que je voyais, ce que je sentais, il fallait que je trouve des couleurs et des formes que je ne connaissais pas. Je ne parle pas du tout ici des influences. Je ne sais pas très bien ce qu'on appelle influence. En réalité, quand on est jeune, on regarde et on étudie les grands peintres, on s'imprègne d'eux. On travaille à l'intérieur d'eux, le temps nécessaire pour mieux les comprendre. L'influence n'a pas du tout à mes yeux ce côté péjoratif qu'on lui insuffle. Personne n'a jamais été influencé sans apprendre beaucoup avant de sortir de l'influence. Ou alors c'était un imitateur, et non un influencé... On peut dire en tout cas de la peinture d'Ostende que c'était une peinture figurative, mais que ce n'était pas une peinture descriptive...

Edouard Pignon - Éditions Denoël