Les Jongleurs de Mots



Extrait :

Cette cohorte d'irrévérencieux se méfie des entreprises littéraires qui plaisent au grand public, comme le roman de genre ou l'essai historique. La plupart des créateurs ici conviés cotisent volontiers à la fratrie des misanthropes. C'est même leur premier péché mignon... Place donc aux irréguliers, aux francs-tireurs, aux récalcitrants. Certains sont des tragiques absolus dont l'existence s'est achevée par un suicide programmé : tels André Frédérique, Chaval, Jacques Rigaut ou Arthur Cravan. Car le mur de l'incompréhension se montre autrement difficile à percer que celui du son...
Depuis les fatrasies du Moyen Âge jusqu'aux cabarets rive gauche de l'après-guerre, quelques êtres ont contribué à embellir nos environs formels parfois si bas de plafond. Ils soulagent l'anxiété ambiante. Ils apaisent la souffrance riveraine. Ils permettent à leurs lecteurs d'attendre demain sans s'ébrécher davantage. Ce sont des bipèdes généreux, des prodigues, pas des avaricieux et des prostrés. Ils expriment un bouillonnement intense, une effusion organique, un élan généreux, une liberté primitive. À la brocante des vocables, ce spicilège est une manière d'herbier des enchantements perdus.
Dans l'euphorie des aphorismes, Alfred Capus, Aurélien Scholl ou Félix Fénéon s'en donnent à cœur joie. La maxime reste un parfum d'auteur. Elle n'est point de l'extrait mais de l'essence. C'est un objet achevé, poli, parfait. Un projectile imparable que l'ironiste tire sur sa cible. La qualité du style, la pertinence de l'observation font pardonner la méchanceté de la forme. Scarron bisque, Jules Renard râle, Léautaud ronchonne, Jean Yanne rouspète à perte de vie. La bonne humeur béate fait rarement bon ménage avec la virtuosité de la langue. Ils ne sont pas loin de se ranger près de la cruelle repartie de Sacha Guitry : « Il ne faut pas hésiter à se fâcher avec un ami pour un trait d'humour, considérant qu'un ami, on en retrouvera toujours un autre, alors qu'un mot d'esprit, c'est plus rare. » La mimique gentillette est remisée au placard. Le consensualisme proche de la couardise n'appartient pas à l'esprit maison. Déguisements et coups de bâton non plus. On rit plutôt vache. On vanne à la sanguine. La prime va toujours au poète face au philosophe. La forme devance le fond. Pour envoyer des messages, la poste suffit bien. « La question ne se pose pas, il y a trop de vent ! » Mais qui donc a dit ça ?
Cela ne date pas d'hier, le comique garde mauvaise réputation. Molière s'en plaignait déjà : « C'est une étrange entreprise de faire s'esclaffer les honnêtes gens. » Quoique le rire demeure le propre de l'homme, ses adversaires le représentent volontiers sous un jour patibulaire. Paul Valéry parle d'un « réflexe qui tient du vomissement et du tremblement ». Inutile de dire que l'auteur de Monsieur Teste ne figure pas dans cette chrestomathie, ni Bernanos, ni Mauriac, ni Gide, ni Montherlant, ni Camus, ni Malraux. La famille des élus se dessine en filigrane. « Je ne sais pas si j'ai du goût, disait Jules Renard, mais j'ai le dégoût très sûr. » ...Apparus sur les parois des grottes préhistoriques quelques millénaires avant que l’homme ne cherchât même à forger les rudiments d’une écriture, l’humour reste le langage commun de l’humanité. Les mots d’esprit ont souvent à voir avec les mots de la fin. On a des fous rires aux enterrements, rarement aux mariages...


Patrice Delbourg - Éditions Écriture

L'ennemi de la culture

Extrait :

Le visage de Dubuffet était étrange, inoubliable, aussi bizarre que sa peinture. Sur ses photos de jeunesse, on remarque déjà un empâtement des mâchoires, qui s'accentuera avec l'âge et lui donnera l'allure, non pas d'un carnassier, mais d'un ruminant. Son crâne chauve, très lisse, les plis de ses joues, tout cela renforçait l'idée d'un étrange animal, aussi étrange qu'un animal peint par Dubuffet.
Jeune homme, jeune riche bourgeois du Havre, il se coiffait par provocation de ce qu'il appelait « la casquette de l'ouvrier ». Devenu sur ses vieux jours l'un des peintres les plus célèbres, renonçant à la casquette de l'ouvrier, il se coiffait d'un chapeau mou, le petit chapeau traditionnel des commerçants et des petits-bourgeois. Ayant renoncé au fastueux commerce de vin familial à la fin de la Seconde Guerre mondiale et devenu artiste amateur, se refusant à vendre et à exposer, il ressemblera, jusqu'à la fin de sa vie, à ce personnage au grand manteau, si banalement chapeauté, figure de caricature de l'homme du commun, inlassablement dessiné par Chaval...
Vouloir devenir un homme du commun lorsque la naissance a fait de vous un homme privilégié demande un certain héroïsme ou une très grande folie. Ressembler à l'homme de la rue, au citoyen ordinaire, au « type ordinaire », toute la pensée politique, toute la philosophie, toute l'oeuvre peinte et toute l'oeuvre écrite de Dubuffet partent de ce postulat. Mais n'est pas Job qui veut. Le véritable homme du commun, s'il eut connaissance de l'oeuvre de Dubuffet, ne s'est guère reconnu. Ceux qui l'ont admiré, ceux qui l'ont soutenu, ont été des hommes hors du commun, des intellectuels élitistes comme Jean Paulhan, des poètes précieux comme Francis Ponge. Homme de grande culture, lecteur passionné, il s'intéressait particulièrement à l'oeuvre de Claude Simon et à Robert Pinget. Mettant néanmoins au-dessus de tout Dickens, Balzac et Cervantès.
Quant à Louis-Ferdinand Céline ? Les deux hommes se ressemblaient par bien des traits, ne serait-ce que par leur volonté de ne pas se distinguer de l'homme du commun et par le caractère subversif de leurs oeuvres. Par leur nihilisme, par leur souci du style... Mais si Dubuffet se dépense sans compter pour Céline, lui proposant un secours d'argent lorsqu'il est emprisonné au Danemark, lui faisant ses courses à Meudon, lorsqu'il revient en France, Céline fait la gueule devant la peinture de Dubuffet, lui préférant celle du montmartrois Gen Paul. Lucette Destouches, la veuve de Céline, déclarait en 2001 : « Dubuffet pensait que Céline et lui étaient les deux génies du siècle. Louis l'a toujours pris pour un mystificateur, mais ça lui était égal. »


Michel Ragon - Éditions Albin Michel

L'artiste et la société



Extrait :

C'est peut être « l'œuvre d'art » qui est visée en premier lieu par la contestation. L'œuvre d'art et non pas l'art. Chaque artiste travaille à son chef d'œuvre comme jadis les compagnons du Tour de France qui voulaient accéder à la maîtrise. Les chefs-d'œuvre des compagnons étaient des merveilles artisanales, reproduisant en maquettes des escalier, des grilles, des charpentes. Imaginons de faire des chefs-d'œuvre, sans jamais aborder la grande œuvre sociale, et nous en serions un peu au point où en sont nos artistes. Chacun fait sa merveille d'escalier de vingt centimètres de haut, son objet d'ébénisterie parfait. Pendant ce temps là, la cité manque d'escaliers en grandeur réelle. L'artiste clown, l'artiste otage, l'artiste maudit, risquent de demeurer anachroniques dans le monde de demain s'ils ne prennent pas conscience de la mutation inéluctable de la société contemporaine. La tentation du retirement est grande. Presque tous les artistes contemporaines ont opté pour le retirement. Mais l'aliénation des artistes est suffisamment souple pour qu'ils puissent à la fois bénéficier de tous les privilèges de la société de consommation et adopter par ailleurs une confortable attitude de refus de cette société. Lorsque Jean Dubuffet, qui fait profession de foi de la contestation et du retirement, écrit : « Il y a intime collusion entre le corps culturel et celui des marchands », c'est vrai. Mais la position de Dubuffet s'embrouille lorsqu'il ajoute : « La production d'art est une fonction proprement et fortement individuelle, et par conséquent tout à fait antagoniste à toute fonction sociale. Ce ne peut être qu'une fonction antisociale, ou, pour le moins, asociale. » Car, enfin, Jean Dubuffet ne s'est pas coupé du monde de la culture, ni de celui des marchands. Il est un privilégié de la « production d'art ». Il assume une « fonction sociale » qui est celle de peintre célèbre, même si c'est de peintre célèbre contestataire. La société l'accepte fort bien ainsi, accroche ses œuvres dans les musées, les achète fort cher. Gauguin lui-même, retiré en Polynésie, comptait sur le commerce de Vollard pour subsister. Il tablait sur le bon fonctionnement de la société capitaliste pour y vivre retiré. Comme Dubuffet à Saint Paul de Vence. Ces « anarchistes » sont, en fin de compte, aussi tributaires de la société de consommation que ceux qui assument leur rôle dans la société de consommation. Ils en sont le folklore. La société de consommation les aime bien. Ils sont aussi sa bonne conscience. La société bourgeoise s'accommode beaucoup mieux de Gauguin à Tahiti que de Courbet place Vendôme...

Michel Ragon - Éditions Albin Michel

Vie de Joseph Roulin



Extrait :

L'un fut nommé là par la Compagnie des postes, arbitrairement ou selon ses vœux ; l'autre y vint parce qu'il avait lu des livres ; parce que c'était le Sud où il croyait que l'argent était moins rare, les femmes plus clémentes et les ciels excessifs, japonais. Parce qu'il fuyait. Des hasards les jetèrent dans la ville d'Arles, en 1888. Ces deux hommes si dissemblables se plurent ; en tout cas l'apparence de l'un, l'aîné, plut assez à l'autre pour qu'il la peignît quatre ou cinq fois : on croit donc connaître les traits qu'il avait cette année-là, à quarante-sept ans, comme on connaît ceux de Louis XIV dans tous ses âges ou d'Innocent X en 1650 ; et sur ses portraits en effet il reste couvert comme un roi, il est assis comme un pape, cela suffit. On connaît aussi de sa vie quelques bricoles, qu'il serait bien étonné de voir paraître là, sous sa propre figure, dans les notes prolixes de livres très savants. On sait par exemple que l'administration des Postes le muta à la fin de 1888 d'Arles à Marseille, avancement dû à son zèle ou rétrogradation due à ses cuites, cela on ne sait ; on est sûr qu'il vit pour la dernière fois Vincent à l'hôpital d'Arles en février de l'année suivante, Vincent qui n'allait pas tarder lui-même à être muté de ce cabanon-ci au cabanon de Saint-Rémy, avant la grande mutation à Auvers dont il succomba, en juillet 90. On ne sait pas ce qu'ils se dirent en dernier. Dans le peu qu'en écrit Van Gogh, il est clair que l'autre était alcoolique et républicain, c'est-à-dire qu'if se disait et croyait républicain et était alcoolique, avec une affectation d'athéisme que l'absinthe exaltait ; qu'il était fort en gueule et bon bougre, et de cela sa conduite fraternelle envers le malheureux peintre fait foi. Il portait une grande barbe en fer de bêche, riche à peindre, toute une forêt ; il chantait de très vieux et navrés chants de nourrice, des refrains de gabier, des Marseillaises ; il avait l'air d'un Russe, mais Van Gogh ne précise pas si c'était moujik ou barine : et les portraits restent indécis sur ce point, eux aussi. Il avait trois enfants et une femme aux trois quarts effondrée. Que faire de lui ? Je regarde ses portraits, contradictoires, et sur tous pourtant je reconnais ses bras bleus, son oeil noyé, sa sainte casquette. Ici, on dirait un sujet d'icône, quelque saint au nom compliqué, Népomucène ou Chrysostome, Abbacyr qui mêle sa barbe fleurie aux fleurs des cieux ; là, c'est plutôt un satrape avec la barbe d'Assur, carrée, brutale, mais il est las de tout ce sang versé, on sent bien que ses yeux si ouverts voudraient se fermer, son âme se rendre, son regard s'inverser dans tout ce jaune qui est derrière lui ; ailleurs il descend un peu plus près, il se retient de rigoler, c'est mon grand-père, c'est un chouan, un employé des Postes, c'est un jour où le peintre et lui avaient trop trinqué ; une fois enfin il est au bord du trou où tombent les ivrognes sur les neuf heures du soir...

Pierre Michon - Éditions Verdier