L'ennemi de la culture

Extrait :

Le visage de Dubuffet était étrange, inoubliable, aussi bizarre que sa peinture. Sur ses photos de jeunesse, on remarque déjà un empâtement des mâchoires, qui s'accentuera avec l'âge et lui donnera l'allure, non pas d'un carnassier, mais d'un ruminant. Son crâne chauve, très lisse, les plis de ses joues, tout cela renforçait l'idée d'un étrange animal, aussi étrange qu'un animal peint par Dubuffet.
Jeune homme, jeune riche bourgeois du Havre, il se coiffait par provocation de ce qu'il appelait « la casquette de l'ouvrier ». Devenu sur ses vieux jours l'un des peintres les plus célèbres, renonçant à la casquette de l'ouvrier, il se coiffait d'un chapeau mou, le petit chapeau traditionnel des commerçants et des petits-bourgeois. Ayant renoncé au fastueux commerce de vin familial à la fin de la Seconde Guerre mondiale et devenu artiste amateur, se refusant à vendre et à exposer, il ressemblera, jusqu'à la fin de sa vie, à ce personnage au grand manteau, si banalement chapeauté, figure de caricature de l'homme du commun, inlassablement dessiné par Chaval...
Vouloir devenir un homme du commun lorsque la naissance a fait de vous un homme privilégié demande un certain héroïsme ou une très grande folie. Ressembler à l'homme de la rue, au citoyen ordinaire, au « type ordinaire », toute la pensée politique, toute la philosophie, toute l'oeuvre peinte et toute l'oeuvre écrite de Dubuffet partent de ce postulat. Mais n'est pas Job qui veut. Le véritable homme du commun, s'il eut connaissance de l'oeuvre de Dubuffet, ne s'est guère reconnu. Ceux qui l'ont admiré, ceux qui l'ont soutenu, ont été des hommes hors du commun, des intellectuels élitistes comme Jean Paulhan, des poètes précieux comme Francis Ponge. Homme de grande culture, lecteur passionné, il s'intéressait particulièrement à l'oeuvre de Claude Simon et à Robert Pinget. Mettant néanmoins au-dessus de tout Dickens, Balzac et Cervantès.
Quant à Louis-Ferdinand Céline ? Les deux hommes se ressemblaient par bien des traits, ne serait-ce que par leur volonté de ne pas se distinguer de l'homme du commun et par le caractère subversif de leurs oeuvres. Par leur nihilisme, par leur souci du style... Mais si Dubuffet se dépense sans compter pour Céline, lui proposant un secours d'argent lorsqu'il est emprisonné au Danemark, lui faisant ses courses à Meudon, lorsqu'il revient en France, Céline fait la gueule devant la peinture de Dubuffet, lui préférant celle du montmartrois Gen Paul. Lucette Destouches, la veuve de Céline, déclarait en 2001 : « Dubuffet pensait que Céline et lui étaient les deux génies du siècle. Louis l'a toujours pris pour un mystificateur, mais ça lui était égal. »


Michel Ragon - Éditions Albin Michel