Qu'est-ce que l'art ?



Extrait :

On peut dire que le dessin, depuis la Renaissance, suit deux voies parallèles. Celle du dessin scientifique, qui s’étend de plus en plus, allant jusqu’aux diagrammes, formules et signes, schémas de physique, coupes techniques. Celle du dessin artistique, qui est ancré dans de tout autres lieux, relevant pour ainsi dire d’intérêts bien différents pour la connaissance philosophique, psychologique, allégorique ou symbolique. Ces deux courants travaillent sur un plan plus élémentaire à la métamorphose de la conscience humaine. Le rôle du dessin est ancien. Les peintures rupestres, les figurations sur le sable, le tracé de lignes sur le sol, tel qu’on le rencontre dans les cultures indiennes, c’est en principe du dessin. Le contour pur, tel qu’il apparaît dans les premiers dessins ou le dessin compris comme signe (croix, cercle ou ligne en zig-zag), chacun peut pratiquement le modifier à l’infini. Tout cela offre différents aspects des possibilités d’expression du dessin, sans qu’il soit nécessaire de développer un style propre. Il n’y a rien de plus élémentaire que le dessin. Quand je montre à quelqu’un le chemin et que je lui indique sur un bout de papier le tracé des rues, eh bien je dessine. Au fond dessiner, n’est-ce pas, ce n’est rien d’autre que faire un plan, ou visualiser quelque chose, un ensemble de relations spatiales ou tout simplement un rapport de grandeurs. On ne doit jamais dire : celui-là il sait dessiner, et moi je ne sais pas. Ce n’est pas du tout ça. Tout homme peut dessiner, bien sûr qu’il peut dessiner, tant qu’il a des mains. Et même s’il n’a pas de mains, il peut dessiner avec les pieds. Nous avons parlé de la parole, écrire par exemple, c’est aussi dessiner. Si on regarde juste un peu ce que fait la main, ces drôles de formes, c’est aussi du dessin. C’est pourquoi je dis que tout homme est un dessinateur en ce sens qu’il représente quelque chose, tout homme représente, les uns davantage, les autres moins ; cela dépend bien sûr de la décision qu’on a prise pour son métier. Mais le dessin apparaît de toute façon dans la vie consciente. Je ne m’assieds pour dessiner que si une nécessité existe, si une chose quelconque se déclare. Si rien ne se déclare, alors je ne dessine pas. C’est-à-dire si un objet qui veut se représenter s’affirme quelque part, s’il dit : je veux, je dois être représenté maintenant, parce que c’est nécessaire que je sois représenté, alors c’est là que je me mets à dessiner. C’est un processus très intime, qu’il est très difficile d’exprimer avec des mots. Ainsi il faut que soient disponibles des complexes entiers et des constellations. Il faut qu’il y ait une très complexe sphère d’intérêts, et cette sphère ne prend pas forme bien sûr seulement par passivité, mais par le fait de mettre une logique réelle dans l’ensemble des circonstances de sa vie et de vraiment faire le sale boulot. Donc faire un travail qui en apparence se situe ailleurs, dans une tout autre sphère que par exemple le dessin...

Joseph Beuys et Volker Harlan - Éditions de l'Arche

"Art"



Extrait :

Personnages : MARC, SERGE, YVAN
Décor : le salon d’un appartement. Le plus dépouillé, le plus neutre possible. Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. Rien ne change, sauf l’oeuvre de peinture exposée.
Marc, seul.
MARC : Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art. Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs.
Chez Serge. Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux. Serge regarde, réjoui, son tableau. Marc regarde le tableau. Serge regarde Marc qui regarde le tableau. Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot.
MARC : Cher ?
SERGE : Deux cents mille.
MARC : Deux cents mille ?
SERGE : Handtington me le reprend à vingt-deux.
MARC : Qui est-ce ?
SERGE : Handtington ?!
MARC : Connais pas.
SERGE : Handtington ! La galerie Handtington !
MARC : La galerie Handtington te le reprend à vingt-deux ?...
SERGE : Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-même. Pour lui.
MARC : Et pourquoi ce n’est pas Handtington qui l’a acheté ?
SERGE : Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule.
MARC : Ouais...
SERGE : Alors ?
MARC : ...
SERGE : Tu n’es pas bien, là. Regarde-le d’ici. Tu aperçois les lignes?
MARC : Comment s’appelle le...
SERGE : Peintre ? Antrios.
MARC : Connu ?
SERGE : Très. Très ! Un temps...
MARC : Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cents mille francs ?
SERGE : Mais, mon vieux, c’est le prix. C’est un ANTRIOS !
MARC : Tu n’as pas acheté ce tableau deux cents mille francs !
SERGE : J’étais sûr que tu passerais à côté.
MARC : Tu as acheté cette merde deux cents mille francs ?!
Serge, comme seul.
SERGE : Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j’estime depuis longtemps, belle situation, ingénieur dans l’aéronautique, fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non contents d’être ennemis de la modernité en tirent une vanité incompréhensible. Il y a depuis peu, chez l’adepte du bon vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante
...

Yasmina Reza - Éditions Magnard

L'amour de l'art



Extrait :

« D’une manière générale, écrivait Pierre Francastel, il faut bien constater que si l’existence d’hommes ayant l’oreille fausse est généralement reconnue, tous s’imaginent voir spontanément et correctement les formes. Il n’en est rien, pourtant, et le nombre d’hommes intelligents qui ne voient pas les formes et les couleurs est déconcertant, tandis que d’autres, peu cultivés, ont la vue juste. »
La représentation mystique de l’expérience esthétique peut porter les uns à réserver aristocratiquement à quelques élus, et les autres à accorder libéralement aux « pauvres en esprit », cette grâce de la vision artistique qu’ils nomment « l’oeil ». « L’art, écrivait René Huyghe, n’a jamais été aussi important, aussi obsédant qu’en notre temps ; jamais si répandu, si goûté, mais jamais si analysé, si expliqué. Il profite, et surtout la peinture, du rôle primordial que les images conquièrent dans notre civilisation. »
Le musée est entré dans nos moeurs. Il sera bientôt le complément nécessaire, la doublure de toutes nos activités. Les temps sont venus et l’avènement du royaume de l’art sur la terre se laisse déjà entrevoir : il semble nécessaire d’attirer sur ce point, et d’une façon instante et grave, l’attention des États, afin qu’ils répondent à ces besoins nouveaux et impératifs des populations modernes, qui sont comme saisies par une nouvelle faim, spirituelle celle-là, et qui réclament une nouvelle nourriture terrestre. La statistique révèle que l’accès aux oeuvres culturelles est le privilège de la classe cultivée ; mais ce privilège a tous les dehors de la légitimité. En effet, ne sont jamais exclus ici que ceux qui s’excluent. Étant donné que rien n’est plus accessible que les musées, et que les obstacles économiques dont l’action se laisse percevoir en d’autres domaines sont ici de peu, on semble fondé à invoquer l’inégalité naturelle des besoins culturels. Mais le caractère autodestructif de cette idéologie saute aux yeux : s’il est incontestable que notre société offre à tous la « possibilité pure » de profiter des oeuvres exposées dans les musées, il reste que quelques uns seulement ont la « possibilité réelle » de la réaliser
...

Pierre Bourdieu et Alain Darbel - Éditions de Minuit

Elle, par bonheur, et toujours nue



Extrait :

Pourvu que Pierre la regarde encore et encore et la fasse fleurir nuit après nuit, Marthe consent à être nue devant lui et prise, surprise, dessinée
nue sur le lit juste après l’amour, voluptueuse encore, indolente, une main caressant le sein où le plaisir longuement s’étire,
nue à demi enfilant ses bas et tournant la rouge jarretière, la jambe prête aux pires écarts,
nue aux bas noirs sous la lampe et plus que nue, la tête prise dans l’écume des chemises, et livrée aux rougeurs,
nue à la baignade, nymphe penchée sur le miroir d’eau,
nue au tub se lavant, accroupie, à genoux, cassée,
nue dans son bain, longue sous l’eau verte, rêveuse,
nue debout à sa toilette, en escarpins à talons hauts, ou courbée, s’essuyant une jambe, se coupant les ongles des pieds, nue et cambrée, brûlant tout l’or du jour dans ses courbes,
sanguine alanguie nue et roulant sur ses reins comme des cigarettes les sulfureuses rêveries du poète de Parallèlement,
Chloé nue pour son Daphnis dans les pages de Longus,
nue rose ou bleue ou verte ou jaune, et la lumière n’en revient pas,
nue au miroir, au lavabo, à contre-jour,
nue au gant de crin, au couvre-pied, à la toque, au basset,
nue au crayon, au fusain, à la gouache, nue à l’eau et à l’huile,
nue en bronze,
nue à toute heure et, jusqu’au dernier jour,
nue, toujours jeune et gracile comme si le temps s’était arrêté pour elle, pour lui, le jour où, dans sa chambre pauvre, il la vit pour la première fois sortir du paravent,
nue par bonheur, par Bonnard nue.
Marthe nue cent quarante-six fois peinte, Marthe sept cent dix-sept fois croquée nue dans les carnets, dessinée dans l’air, perdue dans les arbres, caressée dans l’eau,
Marthe trente-deux ans nue, la tête baissée ou les yeux clos, gardant son secret,
dérobant Maria...


Guy Goffette - Éditions Gallimard