L'amour de l'art



Extrait :

« D’une manière générale, écrivait Pierre Francastel, il faut bien constater que si l’existence d’hommes ayant l’oreille fausse est généralement reconnue, tous s’imaginent voir spontanément et correctement les formes. Il n’en est rien, pourtant, et le nombre d’hommes intelligents qui ne voient pas les formes et les couleurs est déconcertant, tandis que d’autres, peu cultivés, ont la vue juste. »
La représentation mystique de l’expérience esthétique peut porter les uns à réserver aristocratiquement à quelques élus, et les autres à accorder libéralement aux « pauvres en esprit », cette grâce de la vision artistique qu’ils nomment « l’oeil ». « L’art, écrivait René Huyghe, n’a jamais été aussi important, aussi obsédant qu’en notre temps ; jamais si répandu, si goûté, mais jamais si analysé, si expliqué. Il profite, et surtout la peinture, du rôle primordial que les images conquièrent dans notre civilisation. »
Le musée est entré dans nos moeurs. Il sera bientôt le complément nécessaire, la doublure de toutes nos activités. Les temps sont venus et l’avènement du royaume de l’art sur la terre se laisse déjà entrevoir : il semble nécessaire d’attirer sur ce point, et d’une façon instante et grave, l’attention des États, afin qu’ils répondent à ces besoins nouveaux et impératifs des populations modernes, qui sont comme saisies par une nouvelle faim, spirituelle celle-là, et qui réclament une nouvelle nourriture terrestre. La statistique révèle que l’accès aux oeuvres culturelles est le privilège de la classe cultivée ; mais ce privilège a tous les dehors de la légitimité. En effet, ne sont jamais exclus ici que ceux qui s’excluent. Étant donné que rien n’est plus accessible que les musées, et que les obstacles économiques dont l’action se laisse percevoir en d’autres domaines sont ici de peu, on semble fondé à invoquer l’inégalité naturelle des besoins culturels. Mais le caractère autodestructif de cette idéologie saute aux yeux : s’il est incontestable que notre société offre à tous la « possibilité pure » de profiter des oeuvres exposées dans les musées, il reste que quelques uns seulement ont la « possibilité réelle » de la réaliser
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Pierre Bourdieu et Alain Darbel - Éditions de Minuit