Qu'est-ce que l'art ?



Extrait :

Dans toutes les grandes villes, d’énormes édifices sont construits pour servir de musées, d’académies, de conservatoires, de salles de théâtre et de concert. Des centaines de milliers d’ouvriers, - charpentiers, maçons, peintres, menuisiers, tapissiers, tailleurs, coiffeurs, bijoutiers, imprimeurs, - s’épuisent, leur vie durant, en de durs travaux pour satisfaire le besoin d’art du public, au point qu’il n’y a pas une autre branche de l’activité humaine, sauf la guerre, qui consomme une aussi grande quantité de force nationale. Encore n’est-ce pas seulement du travail qui se consomme, pour satisfaire ce besoin d’art : d’innombrables vies humaines se trouvent, tous les jours, sacrifiées pour lui... On nous dit, cependant, que tout cela est fait au profit de l’art, et que l’art est une chose d’une extrême importance. Mais est-il vrai que l’art soit assez important pour valoir qu’on lui fasse de tels sacrifices ? Question d’autant plus urgente que cet art, au profit duquel on sacrifie le travail de millions d’hommes, des milliers de vies, et, surtout, l’amour des hommes entre eux, ce même art devient sans cesse, pour l’esprit, une idée plus vague et plus incertaine. Il se trouve en effet que les critiques, chez qui les amateurs d’art s’étaient accoutumés à avoir un soutien pour leurs opinions, se sont mis dans ces derniers temps à se contredire si fort les uns les autres, que, si l’on exclut du domaine de l’art tout ce qu’en ont exclu les critiques des diverses écoles, rien ne reste plus, ou à peu près, pour constituer ce fameux domaine. Les diverses sectes d’artistes, comme les diverses sectes de théologiens, s’excluent et se nient l’une l’autre. Étudiez-les, vous les verrez constamment occupées à désavouer les sectes rivales. En poésie, par exemple, les vieux romantiques désavouent les parnassiens et les décadents ; les parnassiens désavouent les romantiques et les décadents ; les décadents désavouent tous leurs prédécesseurs, et en outre les symbolistes ; les symbolistes désavouent tous leurs prédécesseurs, et en outre les mages ; et les mages désavouent tous leurs prédécesseurs. Parmi les romanciers, il y a les naturalistes, les psychologues, et les naturistes, tous prétendant être les seuls artistes qui méritent ce nom. Et il en est de même dans l’art dramatique, dans la peinture, dans la musique. Et ainsi cet art, qui exige des hommes de si terribles fatigues, qui dégrade des vies humaines, et qui force les hommes à pécher contre la charité, non seulement cet art n’est pas une chose clairement et nettement définie, mais ses fidèles, ses initiés eux-mêmes l’entendent de diverses façons si contradictoires, qu’on a peine désormais à dire ce que l’on entend par le mot d’art, et en particulier quel est l’art utile, bon, précieux, l’art qui mérite que de tels sacrifices lui soient offerts en hommage...

Léon Tolstoï - Presses Universitaires de France