Extrait :
Donc, ça ne sert à rien de dire que Madeleine était une fausse blonde. De toute façon, ce sont ses cheveux qui comptent. Personne n'a jamais vu sa toison et personne ne la verra jamais. Pas même Lui. Et, justement, c'est toute la question. Ils vont encore dire que je suis fou mais moi je suis sûr que si elle a les cheveux aussi longs c'est pour détourner l'attention. Si elle les montre, si elle les étale, les dénoue, les exhibe, c'est pour mieux cacher ses poils. Pour les faire oublier. Je sais bien que, des chevelues, il y en a d'autres. Prenez Agnès, par exemple, et ses cheveux qui ont poussé d'un seul coup d'un seul quand on l'a obligée à sortir toute nue au milieu du cirque et qu'on n'y a rien vu du tout parce que, clac, tignasse jusqu'aux pieds, derrière, devant et sur les côtés. Mais, d'abord, Agnès, on ne la voit pratiquement jamais en cheveux. En général, elle a son agneau, c'est lui qui a la toison, une belle toison bien blanche et bien bouclée. Madeleine, elle, c'est à ses cheveux qu'on la reconnaît. D'accord, il y a aussi Marie qui a beaucoup de cheveux. Pas l'Autre, la Grande, l'Immaculée. Non. Je parle de Marie l'Égyptienne. Mais, justement, celle-là, c'est un clone ; elle aussi, une pute convertie qui renonce à baiser et, pour être plus sûre, s'en va dans le désert. À croire que la première ne leur suffisait pas ! De toute façon, l'Égyptienne, elle est toujours vieille. Enfin, presque toujours. Et elle ne risque pas de vous séduire, sale avec ses trois quignons de pain. Et puis il paraît que c'était une petite noiraude. Madeleine, c'est différent. Sauf quand elle est devenue vieille et sale comme l'Égyptienne, quand elle est partie à son tour dans le désert, Madeleine, elle est belle ; beaux seins, beaux bras, belles cuisses, et ses cheveux, toujours propres, brillants, voluptueux. Bien sûr, eux, ils ont résolu la question. Pourquoi se casser la tête ? Elle a des cheveux, un vase de pommade parfumée, des bijoux qu'elle passe son temps à enlever, quelquefois un miroir ou une tête de mort, ou les deux à la fois. Bref, ce sont ses attributs. Mais, moi, comme dit l'autre, j'ai des doutes. Parce que, franchement, ces cheveux, ce n'est pas un attribut comme un autre. Ou alors, il faudrait dire qu'ils sont ses attributs. Vous voyez ce que je veux dire ? Ses attributs ; comme les hommes ont les leurs, virils. Ses cheveux, ce seraient ses attributs féminins. Vous avez remarqué qu'il n'y avait pas d'équivalent à viril pour les femmes ? Féminin, c'est comme masculin ; et femelle, c'est comme mâle. Mais, pour viril, rien. Vous ne me direz pas que c'est par hasard ! Je n'insiste pas mais je n'en pense pas moins. C'est pour ça que j'ai dit que c'étaient ses attributs féminins. Mais, du coup, ils sont un peu particuliers comme attributs parce que, en général, aux femmes, leurs attributs féminins, quand on les voit, c'est qu'elles ne les ont plus. Vous ne voyez pas ce que je veux dire ? C'est pourtant simple : les seins d'Agathe, les yeux de Lucie et même les dents d'Apollonie. On les leur a arrachés pour leur apprendre à vivre - et, merci mon Dieu, grâce à ça, elles ont eu la vie éternelle. Bingo. Mais les cheveux de Madeleine, personne ne les lui coupe. (Ça, c'est Samson, et c'est Dalila qui les lui coupe. Aucun rapport.) Du coup, comme je disais, ses cheveux ne sont pas un attribut comme les autres. En fait, ses cheveux sont son attribut féminin ; ils sont son image de femme, la manifestation de son corps femelle, tellement exubérante qu'elle nous empêche de rien voir. La femme, ce corps qu'on ne saurait voir, disait Tartufe. D'accord ? Là, je crois que tout le monde est d'accord...
Daniel Arasse - Éditions Gallimard