Extrait :
Le mot « kitsch » apparaît dans le sens moderne à Munich vers 1870, c'est un mot bien connu de l'Allemand du sud : kitschen, bâcler et en particulier faire de nouveaux meubles avec des vieux, est une expression courante ; verkitschen, c'est refiler en sous-main, vendre quelque chose à la place de ce qui avait été exactement demandé. Il y a là une pensée éthique subalterne, une négation de l'authentique. Le kitsch, c'est la camelote ; c'est une sécrétion artistique due à la mise en vente des produits dans une société bourgeoise dont les magasins en deviennent, avec les gares, les véritables temples. Il est lié à l'art par une sorte d'antithèse permanente. Il est l'installation de l'homme dans le monde de l'art, la stérilisation du subversif. Il y a une goutte de kitsch dans tout art, puisque dans tout art il y a un minimum de conventionnalisme, d'acceptation du faire plaisir au client et qu'aucun artiste n'en est exempt. « L'objet kitsch » se définit par une altération dans la fonctionnalité : il a un degré de gratuité relativement élevé : la boite à musique, le support d'arbre de Noël, le briquet-cendrier, ou la sirène du Queen Mary pour appartement, possèdent certes une « fonctionnalité indiquée », ils sont construits pour « marcher », mais ils exercent aussi une fonction de décoration et d'ornement surajoutée, supplémentaire, non incorporée au départ dans la fonction, et qui a été insérée artificiellement par intermédiaire, qu'il soit commerçant, décorateur ou fantaisiste. Leur statut n'est pas lié directement à leurs capacités fonctionnelles : la sirène du Queen Mary peut servir à appeler à table les membres de la famille, mais si par hasard le mécanisme en est détraqué, elle ne se trouvera pas pour autant déclassée au niveau des greniers et des poubelles ; elle conservera une place honorable, au titre de la décoration, dans le display de l'environnement quotidien. Les objets kitsch ajoutent à la sémantique de la fonctionnalité un champ de liberté esthétique basé sur une connotation particulière des rapports de l'homme et du milieu. Bien que le kitsch soit un facteur permanent de l'art, nous limiterons cette analyse à son émergence la plus caractéristique, celle du XIX° siècle, en nous centrant sur la civilisation de l'objet. Il y a, en gros, deux grandes époques du kitsch : celle de la prospérité des grands magasins, entre 1880 et 1914, puis celle du néo-kitsch, en pleine expansion, qui naît progressivement de la civilisation affluente et du super marché. C'est vers cette époque que se constitue en doctrine ce système syntactique d'objets, évoqué par Baudrillard, développant sur la base de la fonction une tendance à l'inutile et constituant des séries d'objets : copie de la Vénus de Milo, abat-jour et éventails, paravents et candélabres, coquilles et tour Eiffel, pots de fleur, cache-pots, napperons, supports des cache-pots et guéridons supports de napperons. Ce sont les trophées d'une existence abritée qui lit Madame Bovary, et où l'honneur joue un rôle d'autant plus grand que sa valeur est plus exactement mesurable en actions du canal de Panama...
Abraham Moles - Éditions Denoël