Certains



Extrait :

Comparer Puvis de Chavanne et Gustave Moreau, les marier alors qu'il s'agit de raffinement, les confondre en une botte d'admiration unique, c'est commettre vraiment l’une des plus obséquieuses hérésies qui se puissent voir. Gustave Moreau a rajeuni les vieux suints des sujets par un talent tout à la fois subtil et ample ; il a repris les mythes éculés par les rengaines des siècles et il les a exprimés dans une langue persuasive et superbe, mystérieuse et neuve. Il a su d'éléments épars créer une forme qui est maintenant à lui. Puvis de Chavanne n'a rien su créer. Il ne s'est pas abstenu comme M. Moreau des tricheries académiques, des vénérables devoirs ; il a détroussé les Primitifs italiens, les pastichant même, d'une façon absolue parfois ; là où les gens du Moyen Age étaient croyants et naïfs, il a apporté la singerie de la foi, le retors de la naïveté. Au fond, c'est un bon vivant dont le famélisme de peinture nous dupe, c'est un vieux rigaudon qui s'essaie dans les requiem ! Eloigné de la cohue qui nous verse, à chaque mois de Marie, l’ipéca spirituel du grand art, Gustave Moreau n'a plus, depuis des années, immobilisé de toiles sous les mousselines qui sèchent, en papillonnant de même que de misérables dais, dans les hangars vitrés du palais de l'Industrie. Il s'est également abstenu des exhibitions mondaines. La vue de ses œuvres, confinées chez quelques commerçants, est donc rare ; en 1886, cependant, une série de ses aquarelles fut exposée par les Goupil dans leurs galeries de la rue Chaptal. Ce fut dans la salle qui les contint un autodafé de ciels immenses en ignition ; des globes écrasés de soleils saignants, des hémorragies d'astres coulant en des cataractes de pourpre sur des touffes culbutées de nues. Sur ces fonds d'un fracas terrible, de silencieuses femmes passaient, nues ou accoutrées d'étoffes serties de cabochons comme de vieilles reliures d'évangéliaires, des femmes aux cheveux d’une soie qui s’effile, aux yeux d'un bleu pâle, fixes et durs, aux chairs de la blancheur glacée du latex ; des Salomés tenant, immobiles, dans une coupe, la tête du Précurseur qui rayonnait, macérée dans le phosphore, sous des quinconces aux feuilles tondues, d'un vert presque noir ; des déesses chevauchant des hippogriffes et rayant du lapis de leurs ailes l'agonie des nuées ; des idoles féminines, tiarées, debout sur des trônes aux marches submergées par d'extraordinaires fleurs ou assises, en des poses rigides, sur des éléphants aux fronts mantelés de verts, aux poitrails chappés d'orfroi, couturés ainsi que de sonnailles de cavalerie, de longues perles, des éléphants qui piétinaient leur pesante image, que réfléchissait une nappe d'eau éclaboussée par les colonnes de leurs jambes cerclées de bagues !...

Joris-Karl Huysmans - Éditions Flammarion