Voir et pouvoir : qui nous surveille ?



Extrait :

Dès l’origine, la séparation entre sphère publique et sphère privée individuelle ne s’est pas faite sans tensions, comme le montrent les débats qui eurent lieu chez les Jacobins pendant la Révolution française. D’un côté, l’émancipation de l’individu devenu adulte et autonome légitime le projet révolutionnaire. D’un autre côté, il appartient au public d’assurer l’égalité et la subsistance de tous et de prendre la défense de la société face à l’individu. La république, c’est-à-dire l’institution qui gère les choses publiques, doit fournir à tous l’accès aux biens essentiels. Il lui faut veiller à ce que certains n’abusent pas de leur pouvoir pour en oppresser d’autres et pour les soumettre à leur volonté. C’est au nom de la société, en particulier de la défense des plus démunis, que se justifie l’intrusion du public dans l’intimité individuelle. Et parfois l’arbitrage du public favorise trop le collectif ; celui-ci prend alors le pas sur l’individu et sur le politique, au point de les engloutir, ce qui conduit à une forme de totalitarisme.
Or nous assistons aujourd’hui à une double évolution. D’une part, nous sommes suivis à la trace par nos téléphones portables, nos cartes à puces (cartes de crédit, de santé, de transport, etc.), les antennes radiofréquence (ou ce que l’on appelle en anglais les RFID, pour Radio Frequency Identification) qui nous équipent et les satellites de télédétection qui viendront bientôt nous chercher jusque dans nos jardins. Et toutes les informations à caractère personnel recueillies, qu’il s’agisse de celles qui ont trait à l’état civil, à la situation financière, à la santé des individus, à leurs déplacements, aux échanges électroniques ou même aux conversations téléphoniques, etc., se transmettent aisément, le plus souvent à notre insu, au point d’être potentiellement accessibles à tous. À cela s’ajoutent des tendances exhibitionnistes chez nombre de nos contemporains, en particulier chez les adolescents, qui mettent à la disposition de tous, sur des blogs ou des réseaux sociaux, des renseignements très personnels sur leurs goûts et leurs habitudes. Nous pourrions donc craindre l’avènement d’une « société de surveillance » qui renforcerait considérablement la puissance publique et l’emprise du collectif au détriment de la personne privée et de la liberté individuelle.
D’autre part, nous constatons un essor des individualismes qui tend à l’épanouissement du moi et donc à un renforcement de la sphère privée de l’intimité. À cela s’ajoute une exigence de transparence au profit de l’individu, qui s’impose désormais à tous les échelons de la société, en particulier dans l’administration, dans la gestion de l’État, dans la diplomatie, voire même dans la relation entre le malade et son médecin, etc. Les technologies contemporaines facilitent la satisfaction de cette exigence : en effet, les obstacles matériels et financiers à la publication massive de toutes les informations et à leur diffusion disparaissent. Ces opérations deviennent de plus en plus aisées et leurs coûts s’effondrent, jusqu’à devenir quasiment nuls...


Jean-Gabriel Ganascia - Éditions du Pommier